— , Par Sonya Faure et Catherine Calvet —
La modernité de Du Bois fut de penser les «races» comme une histoire de rapports de pouvoir inégaux, et non comme une donnée biologique, retrace son traducteur, Nicolas Martin-Breteau.
Pourquoi lire Du Bois aujourd’hui ? Pour sa définition magistrale, car très moderne pour la fin du XIX, e, siècle, de la question raciale. Nicolas Martin-Breteau, maître de conférences en histoire et civilisation des États-Unis à l’université de Lille, a traduit et préfacé , les Noirs de Philadelphie,, l’un des grands livres du sociologue et militant africain-américain, paru en 1899 aux États-Unis et pour la première fois traduit en France.
Écouter sur France Culture : Le « problème des Blancs avec les Noirs », à propos de W.E.B. Du Bois
Comment , les Noirs de Philadephie, , paru il y a plus de cent ans, s’inscrit-il dans la France d’aujourd’hui ?
Du Bois est l’un des plus grands penseurs des questions raciales. Or, la France est traversée par des tensions dangereuses sur ces questions à propos desquelles nous aurions besoin d’une analyse apaisée et rationnelle. C’est ce que propose Du Bois. Dans , les Noirs de Philadelphie,, il étudie les processus par lesquels un groupe social est «racisé», c’est-à-dire assigné à une identité raciale spécifique et méprisée. Le livre montre comment les personnes d’ascendance africaine à Philadelphie, dans les années 1890, sont notamment victimes de stigmatisation, de discrimination et de ségrégation à cause de l’identité raciale à laquelle on les assigne. En tant qu’auteur considéré comme «noir», Du Bois en a été victime : jusqu’à la fin du XX, e, siècle, son œuvre a été déconsidérée dans le champ scientifique dominant aux Etats-Unis et donc aussi en France.
Comment un intellectuel noir a-t-il pu percer à l’époque de la ségrégation aux Etats-Unis ?
Du Bois naît en 1868, trois ans après l’abolition de l’esclavage. Mais il naît dans le Massachusetts, dans le nord du pays. Sa trajectoire n’aurait probablement pas été la même s’il avait vu le jour dans le sud, où vivent 90 % des Noirs américains à cette époque. En Nouvelle-Angleterre où il grandit, l’esclavage a été aboli depuis plusieurs générations. De fait, Du Bois vit au milieu des Blancs. Il est métis, porte un nom français , [ses ancêtres sont des Français protestants, ndlr], et ses trois prénoms, William Edward Burghardt, marquent un statut social relativement élevé. Très doué en classe, il a le privilège de suivre des études supérieures, alors que moins de 0,5 % des Noirs à l’époque accèdent à l’université. Il est si brillant qu’on lui propose de poursuivre son cursus à Harvard où il devient le premier Noir à y obtenir un doctorat d’histoire. Grâce à des bourses, il étudiera aussi à Berlin. Ce parcours fait de lui l’un des Noirs américains les plus diplômés de sa génération. Du Bois représente donc une anomalie statistique. C’est sans doute sa marginalité qui lui permet d’adopter une perspective critique sur la société et de fonder des approches innovantes en histoire comme en sociologie.
Du Bois et Durkheim travaillent à leur «chef-d’œuvre» à la même époque. , Le Suicide, est publié deux ans avant , les Noirs de Philadelphie, .
Tous deux sont des précurseurs des sciences sociales. Mais à la différence de Durkheim, Du Bois est un sociologue de «terrain» : il s’installe dans le principal quartier populaire noir de Philadelphie pour l’étudier pendant la durée de son enquête, qui prendra quinze mois. En tant que sociologue, il participe à l’invention de méthodes novatrices comme «l’observation participante» : il fréquente les bars et les églises et participe à la vie communautaire noire pour la connaître de l’intérieur. En tant qu’historien, il montre que les problèmes sociaux des Noirs de Philadelphie ne sont ni éternels ni naturels mais liés à des processus sociaux plus ou moins anciens.
Du Bois n’utilise pas le terme de racisme mais pense les tensions entre les groupes raciaux en termes de , «préjugé racial»., C’est très classique pour l’époque. Il s’agit d’un héritage des Lumières dont le principal ennemi était le préjugé, considéré comme l’origine de l’injustice sociale. Ce cadre psychologique explique pourquoi Du Bois, comme ses contemporains dans la communauté noire, cherche à modifier le regard que le groupe majoritaire blanc porte sur le groupe minoritaire noir. Au fil de sa vie, il délaissera cette vision psychologique du combat à mener pour une vision beaucoup plus matérialiste. A partir des années 1910, il se rapproche du marxisme et comprend que ce ne sont pas les préjugés raciaux qui créent la discrimination raciale mais l’inverse. Il s’agit donc moins de convaincre les Blancs de leur erreur sur les Noirs, mais de leur prendre une partie de leur pouvoir. Là encore, Du Bois est très en avance car ce sera justement le mot d’ordre des militants pour le Black Power dans les années 60 et 70.
Quelle est sa définition de la «question raciale» ?
la définit avant tout comme une relation, une histoire de rapports de pouvoir inégaux. C’est magistral, car très moderne pour son époque où le discours dominant définit les races comme des groupes naturels qui auraient toujours existé. Pour contrer ce discours biologisant, il défend l’idée selon laquelle les races sont des groupes sociaux façonnés par des rapports historiques de pouvoir. Dans , les Noirs de Philadelphie,, il énonce que s’il existe un groupe noir, c’est parce qu’il a été créé comme tel par la violence multiforme de la société blanche à son égard. Ainsi, la naturalisation des rapports de pouvoir par la distinction de différentes «races» permet de justifier l’inégalité et la violence de l’ordre social.
Du Bois fait aussi une distinction très claire entre ghettoïsation et communautarisme…
Du Bois montre que les quartiers immigrés italiens ou irlandais sont des sas temporaires pour leurs habitants avant leur intégration dans la société américaine. Le quartier noir, au contraire, est fondé sur une assignation à résidence. Le mot «ghetto» pour les désigner ne fera son apparition que plus tard – quand il publie , les Noirs de Philadelphie,, le terme est encore synonyme de quartier juif. Mais dans le livre, il en forge bien le concept. Il est le premier à énoncer ce qui sera démontré plus tard : le quartier noir est fondamentalement différent des autres quartiers ethniques (irlandais, italiens…) car il ne joue pas le rôle d’étape avant une intégration totale. Les Noirs y restent confinés. Ainsi, une famille noire, même bourgeoise, qui s’installe hors des limites officieuses du quartier sera chassée par toute une série de stratagèmes qui peuvent aller jusqu’à la violence physique. La communauté blanche prétend que les Noirs préfèrent vivre entre eux, mais dans les faits ils n’ont pas le choix. Du Bois démontre qu’il n’y a là aucun communautarisme mais une relégation subie, à laquelle même les classes supérieures noires ne peuvent échapper.
Certaines phrases moralisatrices, comme lorsque Du Bois parle du «retard» que les Noirs auraient sur les Blancs, sont choquantes à lire aujourd’hui…
Il écrit à une époque où la société occidentale vénère le «progrès», en particulier scientifique et technologique. De ce point de vue, les réussites sont nombreuses, de l’électricité au téléphone en passant par le paquebot et l’avion. Du Bois revient fasciné de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Il pense qu’avec les efforts et l’aide nécessaires, les Noirs et tous les «peuples de couleur» pourront «rattraper» leur retard dans la marche de la «civilisation». Dès les années 1910, ce point de vue cédera la place chez lui à une critique acérée et lucide de l’impérialisme colonial occidental. De même, il se débarrassera de l’élitisme moralisateur dont il fait preuve dans , les Noirs de Philadelphie,, notamment lorsqu’il reproche aux plus démunis d’entraver l’avancée de toute la communauté en retardant l’élimination des préjugés qui la visent. Il viendra au contraire à penser que ce sont les classes populaires plutôt que les élites noires qui, par leurs mobilisations, aboliront effectivement la «ligne de couleur» dans le monde.
Sonya Faure, Catherine Calvet
Source : Liberation.fr