Les premières rencontres dramaturgiques de la Caraïbe

 par Michel Dural* —

theatre_drameDu 22 au 24 octobre 2009, les « 1ères Rencontres Dramaturgiques de la Caraïbe » se sont tenues au Lycée Schoelcher dans la salle de théâtre Aimé Césaire, ainsi nommée il y a dix ans, à un moment où ni l’homme Césaire, ni son oeuvre, ni sa pensée ne faisaient l’unanimité à la Martinique. Schoelcher, Césaire, même combat? Le programme de ces « Rencontres… » prévoyait deux Tables Rondes avec comme thèmes « Le théâtre Jeune Public » et « Théâtre et actualité politique ». On ne pouvait rêver meilleur parrainage.
Ni meilleur espace que cette petite salle, avec ses murs noirs, son parquet noir et ses gradins rouges, où, depuis dix ans, les élèves martiniquais passionnés de théâtre apprennent à lire, à regarder, à jouer du théâtre, et à en parler.
Ils étaient là, d’ailleurs, ces élèves, dans les gradins où l’on aurait souhaité voir au moins quelques uns de ceux qui, à la Martinique, ont en charge le développement culturel et la promotion du spectacle vivant.
Ils étaient là sur scène, aussi, puisque c’est l’Option-théâtre du lycée qui ouvrait la manifestation par la lecture-mise en espace de « La robe de Gulnara », une pièce de l’un des auteurs invités, Ia québécoise Isabelle Hubert.

Du préambule officiel, on retiendra en particulier les mots chaleureux d’Alain Hauss, Directeur Régional de l’Action Culturelle qui ne s’est pas contenté de propos de circonstance. Il a salué les efforts d’ETC_Caraïbe pour apporter une aide aux auteurs dramatiques en devenir et faciliter l’émergence d’un théâtre caraïbéen authentique, un théâtre métissé, ouvert et libre. Le concours de la DRAC Martinique, sans lequel ces Rencontres n’auraient pas été possibles, ne se démentira pas.

La robe de Gulnara

Chargée de la mise en espace de « La robe de Gulnara », Jandira Bauer, à qui ont doit associer les professeurs et les élèves de l’Option-Théâtre, nous a une nouvelle fois étonnés par une scénographie simple et forte: un plateau envahi par un immense drap blanc, métaphore de la robe de mariée de Gulnara, qui symbolise elle-même la fragilité et la pureté menacées. Un « espace vide », pour reprendre les mots de Peter Brook, où n’entreront pas les personnages-lecteurs assis autour de la scène, dos au public. Un public libre de projeter, ou non, sur l’écran horizontal du tissu, les épisodes d’un récit sacrificiel à la fois pathétique et sordide ayant pour cadre un camp de réfugiés, n’importe où dans le monde.

L’auteure, Isabelle Hubert, est apparue étonnée par les choix scénographique de Jandira Bauer, mal à l’aise, même. S’il est vrai que toute mise en scène est, peu ou prou, une trahison pour l’auteur, il en est qui sont heureuses, et c’est tant mieux si le théâtre et le public y trouvent leur compte.
Lors de la discussion qui a suivi entre l’auteure et le public, Isabelle Hubert s’est employée à défendre le label « théâtre jeune public » sous lequel sa pièce se présente. Ce label est apparu très discutable aux adolescents-théâtreux présents dans la salle et cela promettait une chaude discussion pour la Table Ronde de l’après-midi: « Théâtre Jeune Public: entre didactique et poétique ».

Entre didactique et poétique

Précédée de sept interventions de longueur et d’intérêt inégaux, la discussion, menée d’une main attentive et ferme par Isabelle Niveau, venue de Guyane, n’a finalement pas soulevé la passion attendue. Il y a là une leçon à retenir: si l’on souhaite un vivant échange entre le public et les intervenants invités, il faut limiter leur nombre et la durée de leur prise de parole.
Non que ce qu’ils ont dit manquât d’intérêt.
Isabelle Hubert a décrit la situation du théâtre jeune public au Québec: 30 compagnies de comédiens « spécialisés », des spectacles par tranche d’âge, de 18 mois à 12 ans, des auteurs formés à l’université, des « classiques » qui tournent au Canada et qui s’exportent, bref, tout un espace, tout un marché aussi, où s’expriment des adultes conscients de s’adresser à des enfants et qui s’interdisent de les infantiliser ou de les manipuler.
Arielle Bloesch, comédienne de formation, auteure et intervenante dans des ateliers-théâtre scolaires, a pointé le risque de voir dans le théâtre jeune public un « sous-théâtre », avant de souhaiter que la scène de théâtre, plus que le texte qu’elle ne conçoit pas comme spécifiquement écrit pour eux, soit pour les jeunes un apprentissage où se rejoindront le plaisir et la poésie.
Valer’ Egouy qui travaille surtout à l’adaptation de contes antillais « tous publics », parle d’une « écriture de plateau », laissant une large place à l’improvisation en fonction de l’âge des spectateurs.
Pour Yokandi Siffrard, 19 ans, lauréat l’an passé du Concours organisé par ETC_Caraïbe pour les lycéens, le théâtre est avant tout un engagement social, il a un message à délivrer. Il est donc didactique mais doit se garder d’être un sermon, il est  » la mise en question de la vie par elle-même ».
Lucette Salibur, qu’on ne présente plus, trace le parcours qui l’a conduite à l’écriture de pièces destinées aussi aux enfants, mais pas à eux seuls, un théâtre initiatique, poétique, qu’elle conçoit comme l’occasion de s’ouvrir au monde, à la conscience du monde. Un théâtre qui ouvre les yeux, tous les yeux.
Marie-Thérèse Picard, prix du meilleur texte jeune public lors du « 4ème concours d’écriture dramatique de la Caraïbe » trouvera la formule sur laquelle beaucoup tomberont d’accord: parlons plutôt, dira-t-elle, d’un « théâtre accessible au jeune public » et non écrit spécialement pour lui puisque, à ses yeux comme aux yeux de beaucoup d’autres, l’écriture théâtrale, comme toute écriture authentiquement littéraire, n’a pas de destinataire spécifique et est d’abord l’expression d’une liberté.
Mon intervention a été la dernière. Vous la trouverez in extenso dans cette même livraison de « Madinin’art ». Elle aborde la plupart des problèmes posés ou traités dans les interventions précédentes, plus quelques autres. Elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, elle s’efforce seulement de bien les poser.

Théâtre et politique

En prélude à la Table Ronde de l’après-midi sur le thème « Théâtre et actualité politique », la salle Aimé Césaire accueille le jeudi matin des mises en lecture régies par José Exélis et données par Rudy Sylaire et Patrice Le Namouric.
Des textes extraits de:
–  » La nuit caribéenne  » d’Alfred Alexandre (Martinique). ( * Si vous n’avez pas encore lu son roman  » Bord de Canal « , courez l’acheter! )
–  » SOS régulation de Yokendi Siffrard (Guyane)
–  » Le mouroir aux alouettes  » de Frantz Succab (Guadeloupe)
–  » The eleventh bridge  » de Guy Régis Junior (Haïti), extrait lu par l’auteur.

Rien à redire au travail de mise en espace, ni à la lecture des textes: simplicité, présence, efficacité, du travail de professionnels.
Un public moins nombreux que la veille ( les élèves de l’Option ont d’autres cours ) et toujours pas de  » professionnels de la culture ». Quelques uns des auteurs sont présents et répondront aux questions, dont Frantz Succab.
Ah! Frantz Succab! Son allure de vieux faune et l’acuité de son regard, son oeil en coin et sa moustache de fumeur, son rire enfin, le rire de quelqu’un qui en a vécu des choses, qui en est revenu et qui malgré tout ne peut s’empêcher d’engueuler l’humanité et de l’aimer, ça va ensemble. Quelqu’un dont on se dit, quand on entend ses textes ou quand on l’entend lui-même, que ça doit être bien de l’avoir pour ami, mais pas confortable.

A l’Atrium, l’après-midi, le modérateur de la Table Ronde est Marius Gottin, un modérateur qu’il faudra d’ailleurs « modérer » à un moment, ce qui n’étonnera aucun de ceux qui connaissent l’auteur de « Wopso », l’une des seules pièces de théâtre martiniquaises entrées au répertoire local, à côté des œuvres de Georges Mauvois et, mais c’est un autre univers et on ne les monte plus, d’Aimé Césaire.
Outre Bernard Lagier, l’auteur de « Moi, chien Créole », et Isabelle Hubert, les intervenants sont les auteurs des textes lus le matin. Tous seront d’accord ( sauf le plus jeune, mais, justement, il n’a que 19 ans et c’est bien jeune pour avoir du recul et ne pas sauter sur le présent ) tous d’accord, donc, pour dire que, même quand l’actualité politique alimente, comme n’importe quoi d’autre, leur réflexion et leur écriture, jamais elle n’en devient le propos.
Le sujet de la table ronde devient donc « théâtre et politique » et Roland Sabra pointe le danger que représente le détournement du théâtre, comme de toute autre forme d’expression artistique, à des fins de propagande. D’autant que des similitudes existent entre la scène de théâtre et l’arène politique et que d’autre part il est difficile à un artiste de n’être pas engagé lui aussi dans la vie de la cité ( en grec, cité se dit « polis », d’où vient le mot « politique »).
Pour les anciens militants que sont Bernard Lagier et Frantz Succab, l’écriture théâtrale est un moyen de faire de la politique autrement, de prendre de la distance, de se méfier de tout « message » univoque, comme dans le « théâtre engagé », de convoquer l’incertain, de témoigner et de questionner.
Sur la question « Théâtre et politique », je vous renvoie, à l’éditorial de la lettre de « Madinin’art » de la semaine dernière, signé par Frantz Succab, et à des formules comme « mon pays est ma richesse, mais le monde est mon trésor et c’est lui que je cherche quand je parle de nous », ou bien  » il s’agit de sortir de la libération pour aller vers la liberté, on se libère du Blanc et du Nègre s’il faut devenir un homme libre », ou enfin  » mon art théâtral rejoint la politique, non parce que j’écris forcément des pièces politiques, mais parce que j’écris des pièces politiquement ».
Atelier d’écriture théâtrale

Mené par l’auteure québécoise invitée, Isabelle Hubert, l’atelier a pour intitulé: écrire pour le jeune public. 12h sur trois jours, dont 8 le samedi. Une vingtaine de participants. J’en serai deux soirs de suite, pas le samedi. J’ai déjà dit les réticences que suscite à mes yeux « écrire pour » et « jeune public ». Et je n’ai pas été convaincu, ni par l’idéologie qui sous-tend cette écriture téléguidée, même avec les meilleurs sentiments du monde, ni par les pratiques que cela induit: on définit un » message » à adresser à des jeunes et on construit ensuite un scénario, une situation dramatique qui permettront de le faire passer au mieux. Comme si le « fond » précédait la « forme » qui n’en était que l’habillage plus ou moins réussi. Il y a là une conception de l’art littéraire telle que l’enseignait Boileau. C’était au 17ème siècle…
Pour être honnête, je dois ajouter qu’Isabelle Hubert est aussi convaincue que moi qu’écrire du théâtre, même pour un jeune public, ou surtout pour un jeune public, est un exercice périlleux, exigeant et aléatoire. Et du coup, je repense à Boileau qui disait à tous ceux qui seraient démangés par le démon de l’écriture: « Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent. »

Les auteurs

Plus encore que les jours précédents, le samedi a été la journée des auteurs, récompensés par des prix décernés par ETC_Caraïbe et lus et mis en espace.
Dans la salle Aimé Césaire pour les uns, devant la salle et dans des voitures pour ceux dont les textes composaient le montage « Embouteillage Caraïbe ».

Avant de recevoir leurs prix, les lauréats du  » 4ème Concours d’Ecriture Dramatique de la Caraïbe  » ont eu le plaisir de voir leurs textes dits et mis en espace pour la première fois. C’est un moment qui a fait battre leur coeur aussi vite que celui des comédiens et du metteur en scène et c’est aussi une des vertus, un des bonheurs de ces Rencontres, que d’avoir vu, unis par la même émotion, des artistes-artisants, ou le contraire, participant à la naissance de ce qui sera peut-être une oeuvre réussie.
Les spectateurs avaient répondu présent, quelques élèves de l’Option Théâtre, mais surtout le « tout public » qui avait eu la chance de recevoir l’information. S’agissant de la communication autour des « Rencontres… », les organisateurs ont joué de malchance. Initialement prévues en avril, elles ont dû être reportées à la rentrée d’octobre pour les raisons que nous savons. Elles devaient se tenir au Théâtre Municipal, aujourd’hui le « Théâtre Aimé Césaire » et c’est au dernier moment que la manifestation a dû être déplacée au Lycée Schoelcher. D’où une campagne d’information trop tardive et une couverture médiatique de l’événement plus que réduite.
N’importe, le public présent n’a pas boudé son plaisir, et il a fallu que le concierge du lycée mette tout le monde dehors vers 22h30 pour que spectateurs, auteurs et comédiens-lecteurs se séparent.

Chargée de la mise en espace des textes primés, Arielle Bloesch s’était entourée de trois comédiens: Jacques-Olivier Ensfelder, Patrice Le Namouric et Astrid Mercier. Les textes lus:
– « Une vie familiale », de Gaëlle Octavia ( Martinique ), 1er prix spécial du jury:
– « Ourson », de Marie-Thérèse Picard ( Guadeloupe ), prix du meilleur texte jeune public;
– « Le père » de Guy Régis Junior, prix du meilleur texte francophone.

(……)

Devant la salle, de 20h30 à 22h30, les courts textes -10 à 12 minutes, en moyenne – qui composaient  » Embouteillage Caraïbe  » ont été donnés dans cinq voitures, où les lecteurs-comédiens accueillaient les spectateurs-passagers d’un moment, qui passaient d’une voiture à l’autre quand le texte s’achevait. Deux monologues, l’un d’Ina Césaire, l’autre de Frantz Succab et trois dialogues, d’Arielle Bloesch, Bernard Lagier et Laura Leclerc.
En prélude et en accompagnement de cet étrange spectacle, un texte de Bernard Lagier, dit et chanté par Hug Charlec, laveur de vitre-poète pour qui cet « Embouteillage » était une bénédiction.
Ces lectures, je les ai mises en place avec le concours des membres de l’ADAPACS, association partenaire d’ETC-Caraïbe, et d’amicales complicités que je remercie. L’expérience proposée aux spectateurs ne semble pas avoir déplu, puisqu’ils sont restés très tard.
Il serait souhaitable que, monté par un metteur en scène et des comédiens professionnels, ce spectacle puisse être un jour présenté un peu partout en Martinique, comme cela s’est fait en Guadeloupe. Rien de plus « itinérant », en effet, qu’un « Embouteillage ».

Un bilan

Trois belles journées, riches d’enseignements et de promesses. Les efforts d’ETC_Caraïbe pour aider et accompagner l’émergence d’un théâtre d’auteurs caraïbéens ne sont pas vains. Mais ils n’auront d’effet véritable que si la dynamique créatrice impulsée trouve un écho, s’amplifie et se concrétise.
Aux metteurs en scène et comédiens de la Martinique de s’emparer de ces textes, de ces auteurs neufs et de les jouer partout où c’est possible. Aux collectivités locales d’encourager leur travail et de mettre en place une politique culturelle où l’aide à la création aura une place privilégiée. Et où le théâtre, art de la collectivité où l’humain rencontre l’humain, trouvera la place qu’il mérite d’avoir dans la cité.

*Michel Dural
Président de l’ADAPACS ( Association pour le Développement des Activités et des Pratiques Artistiques et Culturelles Scolaires ).