Le Bataillon créole, par Raphael Confiant, Mercure de France, 320 p, 19,80 euros
A l’approche du centenaire de la Grande Guerre, Raphaël Confiant rappelle, dans un beau roman, le prix payé par la jeunesse antillaise.
—par Jérôme Garcin —
Pas une commune des Antilles françaises où ne se dresse un monument aux morts de la Grande Guerre. Brillant sous un soleil plus généreux qu’en métropole, la liste gravée des poilus martiniquais tombés au champ d’honneur compte près de 1900 noms. Si on y ajoute les victimes guadeloupéennes et guyanaises, on mesure le lourd tribut qu’ont payé, à la boucherie de 14-18, les îles lointaines. Si lointaines dans l’espace et le temps qu’elles ont disparu de l’abondante littérature déjà suscité par l’imminent centenaire.
Heureusement, il y a Raphaël Confiant. On peut en effet lui faire confiance pour réparer les outils et les ingratitudes. Né au Lorrain (ça ne s’invente pas), ce militant de la créolité donne enfin la parole, dans un roman puissant et terrifiant comme un orgue, à tous les jeunes Martiniquais passés de la plage volcanique de Saint-Pierre à la boue de Verdun, ainsi qu’aux mères, femmes, sœurs, qui les ont attendus dans le port de Fort-de-France où les bateaux ramenèrent, par vagues successives, des gueules cassées, des corps amputés et des cercueils.
Ils étaient coupeurs de cannes, éboueurs, muletiers. On leur avait dit qu’il fallait défendre a 7000kilometres de chez eux, cette «mère patrie» dont ils ne savaient rien et qu’ils appelaient «Là-bas», «En l’Autre Bord», «De l’Autre Côte», «Chez les Vieux-Blancs» ou, en riant, «Dans le Pays de la Personne» Ils avaient embarque sur des cuirassiers, chante l’hymne créole («Les Guyanais, les Antillais sont fiers d’être soldats français»), été enrégimentes sur le continent et engages sur tous les fronts. Aux cotes des «Blancs-France», ceux que leurs sous-officiers surnommaient «Bamboula » ou « Chocolat » avaient combattu les Allemands à Douaumont et les Ottomans aux Dardanelles Raphael Confiant donne a lire, ici, les lettres poignantes de ces enfants des Caraïbes exposes sans trembler aux orages d’acier. Mais aussi des témoignages exacerbes, comme celui, imaginaire, de ce poilu martiniquais qui met son plaisir et sa rage a enfoncer la baïonnette dans le corps de l’ennemi sur le compte de la revanche «Le Teuton qui vous fait face, a l’instant ou vous jaillissez de votre tranchée, devient le Béké, le Blanc créole devant lequel les vôtres et vous n’ont jamais pu que courber l’échiné et balbutier « oui, missie » »
Maïs c’est en Martinique que se déroule l’essentiel du roman, auprès de femmes brisées et comme sidérées par la férocité d’une guerre qui échappe a l’entendement • Man Hortense a perdu son fils Theodore a la bataille de la Marne, la spirite Lucianise, rescapée de l’éruption de la montagne Pelée attend des nouvelles de son frèr jumeau plonge dans l’enfer de Verdun, et la couturière Euphrasie, de son mari, prisonnier en Allemagne. Elles ignorent les lieux du massacre aux noms si étranges – le chemin des Dames ! -, se demandent pourquoi diable « l’armée se cache dans des trous au lieu de monter au. front», envoient de la marmelade de goyave, de la farine de manioc et du rhum a leurs garçons pour qu’ils tiennent le coup dans le froid et les tranchées ou, souvent, les pneumonies les terrassent avant les obus Sur l’île, elles assistent a la montée parfois surréaliste du patriotisme, entretenu par les élites locales, cierge compris Les maires incitent la jeunesse a rejoindre au combat celles d’Aquitaine et de Bourgogne, a payer sous le feu « l’impôt du sang », a prouver a la France «qu’elle ne s’est pas trompée en nous accueillant en son sein » Au nom de l’effort de guerre, on augmente la production de légumes et de fruits destines a la métropole souffrante On s’en prend aux rares Allemands de Fort-de-
France, dont un certain Meyer, qui tient le Palais de l’Elégance Et, quand sonne l’heure de l’armistice, on se révolte parce qu une rumeur prétend que la France offrirait les Antilles aux Etats-Unis ségrégationnistes afin de rembourser ses dettes de guerre, bradant les hommes qui se sont sacrifies pour elle
Dans un français créolisé qui est sa marque et son art, sans cesse émaille de néologismes fulgurants (« hautaineté », « esclavitude», « maudition », « macaquerie » « charmanceté»), Raphael Confiant ne donne pas seulement a entendre la voix, la colère et les pleurs des poilus antillais, il montre aussi la Grande Guerre sous un angle inédit, celui des anciens esclaves appelés par les anciens maîtres a défendre une terre qui leur reste étrangère contre une barbarie dont ils ne connaissent pas les auteurs On voit par la que « le Bataillon creole » est aussi une tragicomédie.
Le NouvelObs du 10/10/201 p. 120
Illustration : Pastel d’Eugèe Burnan, datant de 1917