—Par Selim Lander –
Les Pleurnicheurs est la dernière des 52 pièces écrites par Hanokh Levin (1899-1992), auteur israélien prolifique qui jouit en France d’une certaine renommée. C’est de son lit de malade que, raconte-t-on, il dirigeait les répétitions de cette ultime pièce, lorsque la mort est venue interrompre son travail. Dans un hôpital de Calcutta (!), trois malades en fin de vie « pleurnichent », couchés dans le même lit (d’où Calcutta, sans doute). Dans l’espoir de les distraire de leurs idées moroses, quelques membres du personnel de l’hôpital entreprennent de jouer pour eux Agamemnon – la première des trois Oresties, ici quelque peu transformée, comme on peut s’en douter. Cette pièce d’Eschylle raconte comment Agamemnon, le roi de Mycène, se fit assassiner par son épouse Clytemnestre, alors qu’il retournait en vainqueur de la guerre de Troie, un argument loin d’être roboratif, mais l’on voit bien que, à défaut d’apporter un soulagement significatif aux malades, l’introduction de quelques morceaux d’éloquence à l’ancienne dans une pièce éminemment moderne, doit pouvoir dérider au moins le spectateur. Car le pari de cette pièce est bien de mêler le tragique au comique, sans qu’il s’agisse pour autant de tragicomédie car la fin ne sera nullement heureuse.
La mise en scène de Jandira Bauer est résolument contemporaine. Point de lit encombré par trois malades mais huit comédiens, hommes et femmes, couverts d’un linge blanc qui peut être vu aussi bien comme un simple drap que comme la préfiguration d’un suaire. Les soignants – comme il se dit de nos jours ! – sont au contraire moins nombreux que prévus par l’auteur, trois femmes chargées de porter un message globalement défaitiste, insistant davantage sur la mort prochaine que sur un éventuel salut. Enfin, pour la partie consacrée à la restitution d’Agamemnon, dans la version montée à Fort-de-France, le rôle de Clytemnestre se trouve partagé entre les trois « soignantes », tandis que les autres personnages, y compris celui du roi, sont tenus par les malades.
On peut penser ce que l’on veut du texte – plus remarquable selon nous par les circonstances qui ont présidé à son écriture que par son contenu – mais il est de fait qu’il peut donner à des comédiens la possibilité d’exprimer leurs talents. Leur performance est en l’occurrence d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’amateurs, certains en étant à leur première expérience théâtrale. En dehors d’inévitables instants de flottement, les onze comédiens – tous constamment présents sur la scène – tiennent solidement leur partie, y compris ceux qui se trouvent momentanément réduits à un rôle essentiellement passif. Jandira Bauer pousse les comédiens dans leurs derniers retranchements, elle les force à adopter des attitudes, à exprimer des sentiments dont ils ne se savaient pas capables. Pour peu qu’ils aient envie de se plier à son jeu, cela produit des moments très intenses.
Evidemment, une telle force convient mieux au tragique qu’au comique. C’est pourquoi sans doute nous avons été davantage touché par la début de la pièce, sépulcral et mortifère, que par la suite, la pièce dans la pièce, parodie d’Eschyle. Mais il y a sûrement une autre raison qui explique que le début impressionne davantage que la suite. Comme dans beaucoup de pièces modernes, l’intrigue est inexistante. Aussi ce théâtre touche-t-il principalement dans la mesure où il installe un univers déconcertant pour le spectateur. Alors que, dans le théâtre traditionnel, les effets de surprise sont multipliés, dans une pièce comme les Pleurnicheurs, une fois que la situation est installée, une fois que le spectateur s’est imprégnée de l’atmosphère particulière de la pièce, il ne se passe plus rien ou plus grand-chose.
D’où l’importance primordiale du metteur en scène dans le théâtre contemporain. Ce n’est plus dans le texte mais en lui-même que le metteur en scène doit trouver de quoi insuffler du nouveau dans le déroulement du spectacle. Dans les Pleurnicheurs , l’introduction d’une version fantaisiste d’Agamemnon ne nous a pas semblé créer une surprise suffisante. Peut-être parce que le jeu des acteurs – bien que, encore une fois, non dénué de force – reste tout du long trop proche de ce qui a été installé dès le début.
À Fort-de-France, du 15 au 18 mai 2013, au théâtre du lycée Schoelcher.