— Par Collectif —
Un collectif de 91 intellectuelles et militantes féministes de plus de 35 pays, dont Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, et Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature, expliquent pourquoi ces nominations marquent un virage antiféministe.
Tribune. Nous, militantes, intellectuelles, femmes politiques féministes, issues de plus de trente-cinq pays du monde, avons appris avec sidération, le 6 juillet, les nominations au poste de ministre de l’intérieur de la France de M. Gérald Darmanin et à celui de ministre de la justice de M. Eric Dupond-Moretti. Ce remaniement du gouvernement français représente un virage politique antiféministe, dont la portée dépasse largement les frontières de la France. Il vient renforcer le backlash [« retour de bâton »] contre les femmes, dont nous sommes victimes sur tous les continents, en violation de nos droits fondamentaux.
En effet, M. Darmanin fait l’objet d’une procédure judiciaire pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance, qu’il aurait commis à l’encontre de Sophie Patterson-Spatz en 2009. Bien qu’il soit légalement présumé innocent, nous considérons comme politiquement impensable et inacceptable une telle promotion, compte tenu de l’instruction en cours. Nous alertons sur le risque que la nomination de M. Darmanin au poste de ministre de l’intérieur, autorité hiérarchique des policiers chargés de l’enquête sur ses agissements, pourrait faire peser sur l’indépendance de la procédure.
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Nous ne pouvons également nous empêcher de penser que la nomination du nouveau ministre de l’intérieur jette le discrédit sur les témoignages des victimes de violences sexistes et sexuelles, à un moment où les mouvements féministes du monde entier revendiquent la centralité de cette parole après des décennies de stigmatisation et de loi du silence. Comme si cela n’était pas suffisant, Gérald Darmanin s’est aussi prononcé contre le mariage des personnes de même sexe en 2012 et 2013.
Un promoteur de la culture du viol
Nous sommes également abasourdies par le choix de l’avocat Eric Dupond-Moretti, lequel a eu dans la presse, et ce à diverses reprises, des propos et positionnements ouvertement sexistes, remettant en question les souffrances des femmes et témoignant de sa méconnaissance et de son incompréhension flagrantes des dynamiques de pouvoir entre les hommes et les femmes.
Il a attaqué #metoo, le mouvement social planétaire de libération de la parole des femmes, porteur, pour nous, de tant d’espoirs d’égalité. Comment ne pas se rappeler aussi que M. Dupond-Moretti s’est positionné en 2018 contre la reconnaissance en droit français du délit d’outrage sexiste, censé protéger les femmes et les filles du harcèlement de rue qu’elles subissent au quotidien ?
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Si toute personne a le droit d’être défendue au cours d’un procès équitable, nous sommes néanmoins indignées que M. Dupond-Moretti ait, au cours de certaines de ses plaidoiries, ouvertement humilié, insulté et menacé des plaignantes, comme dans l’affaire contre Georges Tron, en total mépris du traumatisme que cela pouvait leur infliger. Ainsi, M. Dupond-Moretti s’est, selon nous, affiché comme un promoteur de la culture du viol, en minimisant, trivialisant et véhiculant de fausses idées sur les violences sexistes et sexuelles.
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Ces nominations constituent un affront aux victimes de violences, aux défenseuses des droits des femmes, aux féministes françaises et, de manière globale, à la lutte portée par les femmes pour le respect de leurs droits et de leur dignité dans le monde entier.
Nous sommes d’autant plus consternées qu’elles interviennent dans un quadruple contexte. D’abord, celui d’une révolution féministe mondiale, portée notamment par #metoo, amplifiée par divers collectifs et par les mouvements de grèves des femmes, unifiées sous le slogan « Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête ». Ces mouvements s’inscrivent eux-mêmes dans un contexte global de mobilisations sociales accrues contre les discriminations et les inégalités, qu’elles soient racistes, de classes, fondées sur le genre, ou toute autre forme d’exclusion.
Impunité des agresseurs
De surcroît, ces décisions tombent alors que progresse de manière sans précédent la parole des femmes et des féministes en France, au travers de l’émergence et du renforcement de différents groupes, tels que #noustoutes ou le mouvement de collages contre les féminicides, qui a recouvert les murs de France de milliers de messages depuis près d’un an.
Enfin, la récente pandémie de Covid-19 a révélé davantage encore l’ampleur des violations des droits des femmes, en particulier des violences et des atteintes à leur santé sexuelle et reproductive, et amené à une forte mobilisation des mécanismes internationaux et nationaux de protection des droits humains.
Dans ces contextes, et alors que le président Emmanuel Macron a proclamé l’égalité femmes-hommes grande cause de son quinquennat et promis une « politique étrangère féministe », ces nominations constituent un virage antiféministe qui discrédite les ambitions françaises de promotion des droits des femmes sur son territoire et à l’étranger.
Elles viennent conforter d’autres gouvernements restés sourds au combat pour l’égalité et contre les violences généralisées que subissent les femmes. Elles donnent un feu vert à la poursuite de l’impunité des agresseurs qui prévaut en France et dans d’autres contextes. Comment les autorités françaises peuvent-elles remettre en cause avec autant de mépris l’héritage d’Olympe de Gouges, Simone Veil, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, et le combat vigoureux de tant de féministes de la nouvelle génération ?
Nous, militantes féministes, exprimons notre solidarité la plus totale aux femmes et féministes françaises et leur apportons notre soutien inébranlable dans leur combat pour l’égalité et contre la culture de l’impunité des puissants et des auteurs de violences sexistes et sexuelles. Votre combat est aussi le nôtre.
Le remaniement ministériel en France est une expression supplémentaire de la recrudescence des attaques dont nous faisons l’objet partout dans le monde. Il appelle à une union de nos voix et de nos efforts. Nous ne tolérerons ni reculs ni marginalisation de nos luttes. Notre colère ne faiblira pas car nos droits et notre dignité ne sont pas négociables. Face au backlash, la solidarité internationale doit s’intensifier aux quatre coins du monde. Nous nous y employons.
Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature, Biélorussie ; Souhayr Belhassen, présidente d’honneur de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Tunisie ; Fanta Doumbia, présidente de l’Organisation des femmes actives de Côte d’Ivoire, coordinatrice du Réseau d’action contre les violences sexuelles ; Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, présidente de l’association Defenders of Human Rights Centre, Iran ; Shoukria Haidar, présidente de l’association Negar-Soutien aux femmes afghanes ; Martha Karua, chef de la National Rainbow Coalition (NARC), ancienne ministre de la justice du Kenya ; Azadeh Kian, professeure de sociologie, université Paris-VII, Iran-France ; Kholod Massalha, journaliste, défenseuse des droits humains, directrice d’I’lam-Arab Center for Media Freedom, Development and Research, Palestine ; Maria de la Luz Estrada Mendoza, directrice exécutive de l’Observatoire citoyen national des féminicides, Mexique ; Taslima Nasreen, militante féministe, auteure, médecin, Bangladesh ; Pinar Selek, écrivaine, sociologue et militante féministe, Turquie ; Debbie Stothard, coordinatrice et fondatrice d’Altsean-Burma, Malaisie ; Wassyla Tamzali, écrivaine et féministe, ancienne directrice des droits des femmes de la Méditerranée à l’Unesco, Algérie.
Source : LeMonde.fr