Les mondes de Roger Parsemain

(A propos de Fin(s) du monde , aux éditions Long cours)

— Par Georges-Henri Léotin —

Fin(s) du monde, tel est le titre du dernier ouvrage de Roger Parsemain. Un titre qui interpelle. A l’oral, quand on entend fin du monde, on peut avoir une petite idée de ce que cela peut vouloir dire, même s’il est difficile de concevoir, d’imaginer ce que c’est que la fin du monde. Et il se trouve maintenant que sur la couverture du livre de Parsemain, il y a un s entre parenthèses après fin, ce qui signifie qu’il pourrait y avoir plusieurs fins du monde ! Quelque part dans l’ouvrage, le lecteur sera éclairé, il découvrira un des sens que ce pluriel peut avoir. Nous vous laisserons découvrir une des significations possibles, de cette fin plurielle.

Nous remarquons que le tout premier poème, présenté comme « envoi », s’intitule L’œil d’éternité, un titre qui contraste avec celui de tout l’ouvrage, si on considère que l’éternité apparait comme étant tout le contraire de la fin du monde. Nous reviendrons sur ce point, mais nous voudrions faire tout d’abord une présentation de l’ensemble de l’ouvrage. Il comprend 4 grandes parties, de longueur inégale. La première est intitulée En vrac, la seconde Aux bouts de l’eau rusée, la troisième Ce qui reste sous les arbres de l’avenue, et enfin la quatrième et dernière a un titre assez étrange, en français et en latin : Quant à je (…Epitaphia mei…). L’ensemble est précédé d’un envoi, courte présentation générale de l’œuvre.

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La 1ère partie est difficile à présenter si on cherche une unité thématique, mais si on devait la caractériser d’un point de vue général, nous dirions que c’est une méditation poético-philosophique sur le temps et sur notre condition dans le monde, avec comme une espèce de tristesse, une tonalité souvent désespérante. Nous en reparlerons en évoquant deux ou trois de ces poèmes en vrac – sans évidemment décortiquer toute l’œuvre.

La 2ème partie, comme son nom peut le laisser prévoir, est une méditation poétique à partir de l’eau, pas l’eau « domestiquée » de nos robinets, mais l’eau telle que la nature nous l’offre « en grand » : les fleuves, la mer et les espaces marins. Trois grands textes dans cette partie : Le Saint-Laurent se tait, L’Anse brève, et Passe des masques (le terme Passe étant pris ici dans son sens maritime : passage étroit propre à la navigation).

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Les poèmes en vrac, pour dispenser souvent une certaine angoisse, ne provoquent pas l’ennui. Et leur tristesse de « chants désespérés » n’exclue pas la beauté. Nous allons considérer tout à l’heure quelques-uns d’entre eux.

Dans la 3ème partie (« Ce qui reste sous les arbres de l’avenue »), je dirai qu’on a affaire à un Parsemain assez classique, celui qu’on trouve depuis Ma ville fervente / Litanies pour un Canal, même si le thème n’est pas exclusivement l’exploration poétique de la ville du François, avec ses femmes et ses hommes, son histoire, sa géographie, sa mémoire, son silence (souvent on trouve chez Parsemain cette idée d’un silence des choses, silence que le poète, si on peut dire, doit faire parler (« Le Canal se tait….Les Campêches s’ennuient… »).

La 4ème partie comme on l’a dit porte un double titre : Quant à Je…(Épitaphia mei). Le parler de soi a souvent fait l’objet de critiques, et une formule célèbre de Pascal résume bien la chose :

Le Moi est haïssable

Pascal avait en vue Montaigne et ses Essais en première personne. Mais Montaigne parlant de lui-même ne se contente pas de raconter sa vie personnelle, ses goûts et ses aversions privés (p.ex. qu’il préférait le vin blanc plutôt que le rouge). Derrière le Moi Montaigne, il y a une réflexion sur l’humaine condition. Il en est de même, croyons- nous, chez Parsemain, dans ce chapitre 4 de Fin(s) du monde. Il ne parle pas de ses goûts ni des couleurs qu’il affectionne. C’est un moment de bilan. Par exemple quand il écrit :

Venir avenir

Eclats chus du balcon des prophéties 

On peut l’interpréter comme expression d’une certaine amertume quand il repense aux grands espoirs de sa jeunesse (la révolution socialiste sur le modèle cubain –dans la joie de la salsa ; la fin des injustices et de l’exploitation de l’Homme par l’Homme ; l’émancipation des peuples opprimés…bref toutes les grandes espérances des belles années, pas totalement réalisées, pour parler par euphémisme).

Le Je de Parsemain dans ce tout dernier chapitre de l’ouvrage, c’est :

Le bourg

sa voix son vent rongé d’un carillon….(…)

ses heures sonates muettes du vide(…)

Je c’est aussi :

Je lent roulement des rames

Wagon à wagon les cannes dans l’acier noir

L’usine

Montagne de lueurs

Fournaise à bagasse

Sucre lueur sueur

Je mélasse joie gorge

Puis rouille et rouille et rien

C’est l’histoire de la fin de la production de sucre et la mort lente de l’usine elle-même que résume cette allitération : rouille et rouille et rien.

Plus loin il écrit : « Je l’île la mer (…) mais hier nulle écoute / ce jour nulle écoute/…la mer l’eau / l’eau l’âme du vide/ l’eau à la lourdeur livide/… l’île / et vos brises ô femmes / caresse d’infini»

On voit ici bien des accents persiens (Saint-John-Perse). Le poète semble évoquer une certaine indifférence du commun des mortels vis-à-vis de la mer et de ce qu’elle peut susciter en nous à la fois d’angoisse et de désir; ce qu’elle peut avoir d’inquiétant, de terrifiant et en même temps de charmant.

Parsemain résume bien cette fusion du poète et du pays avec un jeu de mots à partir des 2 pronoms personnels Je et il, quand il écrit : « Je l’île » (p.120). Le Je qui ouvre les paragraphes (qui rappellent les haïkus japonais) dans cette dernière partie, devient sur la fin « Je tu » et même « Je tu nous » : comme dans ce passage aux accents persiens :

« Je tu nous l’océan / lit de lames / draps de vents / son chant de madrépore /ta moie d’algue / nos sursaut hors calendes ».

Sur la fin, on a les titres : Je pain/ Je vin/ Je extrême- onction (des évocations du rituel catholique, pas rares dans l’œuvre de Parsemain).

*

Cette thématique du Je et du Tu, nous l’avions tout au début de l’ouvrage dans ce que Parsemain intitule « En guise d’envoi ou l’œil d’éternité ». Un envoi qui indique bien la tonalité générale de l’ouvrage, exprime bien sa dimension philosophique : misère et angoisse de l’Homme face Temps, qui passe inexorablement :

« …Je n’existe pas

Ça vient…c’est là…s’en va »

En contre-point du fameux « Les jours s’en vont, je demeure », Parsemain dirait plutôt : Je, tu, nous…nous nous en allons, l’Être demeure :

« Je » et « Tu » sans nation / l’Être même brule /sa cendre fait comètes /dans le rien sans bords /Les astres sans amour/ pierraille errance/ Bagay-la sans bout/ an zié léternité ».

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Nous dirons maintenant quelques mots sur 3 poèmes tirés de la Première partie de l’ouvrage (la plus longue) .

1) Le 1er est dédiée à une passante et est présentée ainsi par l’auteur : « A la Passante…Par la fenêtre d’une enfance ». On devine que c’est une émotion et même peut-être un éblouissement de l’auteur enfant qui voit passer à sa fenêtre une Passante un beau matin. Ce que le poète chante (ce qui l’enchante), ce n’est pas seulement la Passante, mais tout le cadre qui l’environne : plusieurs bonheurs en même temps. Et c’est l’occasion d’une réflexion sur le caractère toujours passager de nos bonheurs en général. Beauté de certains instants, cruauté du Temps « qui ne suspend jamais son vol ».

Le poète note sur le visage de notre passante quelque chose qui serait larme ou sueur :

« L’instant voyage trop vite au chenal bref de la rue

Au creux de ton œil ressac un éclair phosphore perle

Est-ce une larme d’oiseau pour ce matin neuf du monde

La largeur d’une fenêtre/ t’envole pas ma passante »

Le poème se termine avec un très beau vers sur la fuite du temps et la précarité de l’instant :

« Passante à jamais passante »

Toutefois, on peut avoir de ce moment d’éblouissement une approche plus positive : c’est un moment d’éternité, si on définit l’éternité comme une échappée hors du temps et pas comme un temps qui n’en finit pas. En ce sens nos passantes peuvent nous procurer des moments d’éternité.

On peut penser, en lisant ce poème, à un autre poète que Brassens a mis en musique : Antoine Pol, qui parle, à propos de la contemplation de certaines passantes, « d’instants sacrés ». Ce qui fait le charme de certaines passantes, (peut-être paradoxalement) c’est qu’elles sont à jamais passantes, tout en laissant en nous une marque qui dure éternellement.

Il faut aussi souligner que ce qui a fait le charme de la passante, c’est le paysage matinal qui l’entoure, le lever du jour, et puis, chez l’auteur, l’enfance, le temps des découvertes et des émerveillements. Chez Parsemain, ce qui importe autant que la passante, c’est l’espace et le temps de son passage : le lever du jour sur le bourg, et l’enfance …

2) Le 2ème poème dont je voudrais dire deux mots, c’est celui où l’auteur va évoquer 2 personnages on peut dire extraordinaires, même s’ils n’auront pas laissé leur nom dans la Grande histoire –mais dans « la plus secrète mémoire de l’auteur », pour paraphraser le titre d’un roman contemporain. Ces 2 personnes sont nommées dans la dédicace : Bébert Bauras, pêcheur de sable aux Fonds blancs et Lèlère, djobeur des jardins à Dumaine . Les Fonds blancs, comme leur nom l’indique, sont un lieu de baignade au François, au large , avec du sable et pas mal de soudons, à une époque. Mais le héros du poème n’est pas pêcheur de soudons, il faisait un travail encore plus dur et plus pénible : fouiller le sable avec sa pelle pour en remplir son canot – un sable destinés aux maçons.

L’autre personnage du poème, Lèlère, lui, est travailleur de la terre ; il « fouille » des ignames.

On est frappé par cette attention chez Parsemain aux conditions parfois souvent très dures des femmes et des hommes du pays Martinique, à une époque où le travail était le plus souvent manuel (étant bien entendu que travail manuel ne signifie pas travail sans réflexion et sans art. Sur ces points, le poème dédié à Bèbert et Lèlère peut être rapproché de celui que l’auteur dédie à son père charpentier : Ba Papa mwen, p.51).

On peut remarquer ici la proximité de Parsemain, au niveau des thèmes, avec la poésie de Térèz Léotin, dans An ti ziédou kozé et Lespri lanmè p.ex., et aussi avec d’autres poètes créolophones comme Jean-François Liénafa et Éric Pézo, s’agissant de cette attention à ce qu’on peut appeler la noblesse des petites-gens, la grandeur du « petit peuple ».

Deux mots enfin sur un des vers du poème sur Bèbert : Bèbert, lui, diable d’océan. Le terme diable n’est pas toujours péjoratif ; il est ici un qualificatif élogieux comme on suppose.. Djabsoud en créole signifie forcené, mais il peut s’appliquer, positivement, à quelqu’un qui fait un travail monstrueux avec énergie. (Nous avons le souvenir d’un arrière-central intraitable du Club Franciscain surnommé Djab).

3) Le 3ème texte que nous voudrions évoquer comme exemple du style et de la thématique de Parsemain, c’est un poème dédié à …une source. En voici la dédicace, écrite en créole : Ba an lasous, sé té bòkay Man Lucien Pronzola, Mòn Valanten, o Franswa. Une source qu’il appellera dans le corps du texte la Source des sources, la source primordiale en quelque sorte. Une source où on peut se mirer, à l’image du Narcisse de la mythologie grecque qui aimait passer son temps à regarder son image dans l’eau, tellement il se trouvait beau (ce qui a donné le mot narcissisme). Parsemain évoque ainsi le mythe : « Miracle miroir sage / l’éloge de toi-même / hormis la trahison d’une source Narcisse » Il imagine dans les 2 derniers vers que la source pourrait na pas nous renvoyer notre véritable image (ou bien que nous-mêmes, nous avons tendance à nous voir plus beaux que nous sommes). Il imagine aussi quelqu’un qui lui répondrait en créole, après qu’il avait évoqué le mythe :

Sa ki Narsis,

La ou tiré tousa ?

La source est présentée comme une personne humaine, qui soulage, apaise, désaltère : « Œil pur, cernes de boue / le don de la fraîcheur / tendresse sans raison / tendresse sans légende ». Sans raison : sans calcul ; sans légende : sans explication.

La source parle aussi à l’âme autant qu’elle soulage le corps, et tout à la fin du poème il évoque l’âpreté des grandes soifs :

Men telman swef ou swef, Bouch-ou an dlo-a menm

On remarquera ici, dans telman swef ou swef , la construction typiquement créole, le phénomène de duplication, de répétition, qui caractérise en maints endroits la syntaxe créole. C’est l’occasion pour nous de noter aussi le recours du poète aux autres langues de la Caraïbe :

-l’espagnol des salsa, boléros, mambos, souvent en exergue.

– le créole haïtien et le créole martiniquais, le 1er pour des textes musicaux, en exergue, le second pour présenter-dédicacer des textes, mais aussi comme élément à fonction poétique, à fonction expressive. Par exemple quand il évoque la période sombre de l’Amiral Robert, Antan Wobè, sous l’Occupation, avec ses parades, ses grandes parades : « Son Maréchal nous voilà / Ébé…Ébé…Ébé / Di mwen sa ou konpwann an sa / Ébéééééé ! » (p.23). Le créole martiniquais est aussi présent par le recours à des proverbes ou des formules énigmatiques, qui pourraient faire dire au lecteur : pawol-la lonng :

*Sa ki sav sav, sa ki sav pa ka di sa ki pa sav (variation sur un thème de Mona)

* Ay kwè sa pou yo kriyé’w kwata.

* Dépi tan kité tan

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Nous avons donné un petit aperçu d’une œuvre que chacun pourra apprécier selon sa propre sensibilité. Notre lecture de Parsemain a été par endroits, par moments, une lecture « franciscaine », martiniquaise, mais assurément l’œuvre s’adresse à tous les hommes. Le plus souvent, les auteurs partent d’un lieu particulier pour parler de choses universelles. R. Confiant nous avait dit, début des années 1980, avoir aimé Ma ville fervente et Litanies pour un canal de Parsemain, et qu’il envisageait de s’en inspirer pour un roman. La mer du Lorrain joue un grand rôle dans Eau de café, mais on n’a pas besoin, bien-entendu, d’être lorrinois ni même Martiniquais pour apprécier le roman. Ni d’habiter du côté du marché de FDF pour aimer la Chronique des 7 misères de P. Chamoiseau. On pourrait, sur ce thème, prendre encore 2 exemples de Prix Nobel : Eloges de S.J.Perse doit beaucoup à son enfance à la Guadeloupe ; le Sud des Etats-Unis est comme sujet et pas seulement cadre des romans de Faulkner. Mais l’œuvre de ces 2 auteurs s’adresse bien certainement à tous les hommes –sous réserve de traductions évidemment.

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On pourrait conclure à partir d’un poème de l’ouvrage, poème qui s’ouvre par une citation de Charles Baudelaire.

R.P. fait un clin d’œil à Baudelaire en évoquant son célèbre poème L’Albatros, dont le thème est la condition particulière du poète dans la société : le poète condamné à la marginalisation, sinon l’exclusion. Les marins se moquent de l’Albatros descendu de ses hauteurs, symbole du poète incompris et moqué. Mais la parole du poète est à lire et médité en ayant à l’esprit les mots de Mona, que nous modifions ainsi : « Sa ki sav ka di sa ki pa sav ».

La poésie, le langage poétique peut être un mode d’accès au monde, à coté du langage ordinaire et du langage scientifique. On peut méditer ce qu’écrivait Paul Ricœur dans son Cours sur l’imagination : « La polarité entre langage ordinaire et langage scientifique n’est pas satisfaisante. Nous désirons aussi un langage extraordinaire, parce que le langage ordinaire est le langage de la vie ordinaire, et c’est la vie ordinaire qui se trouve suspendue dans le langage poétique. ».[extraits in Philosophie Magazine, avril 2024 ]

On peut dire que la poésie en général et celle de Roger Parsemain en particulier, nous ouvre au monde, malgré ce titre de Fin(s) du monde. C’est un autre regard sur le monde, l’accès à un autre monde, comme la découverte de l’eau vive de la source, loin des robinets ; ou encore l’éblouissement d’un tout jeune garçon au passage d’une passante un beau matin….

Et on ne peut pas terminer sans dire deux mots de l’artiste Valérie John, professeure d’arts plastiques, dont les « écritures liminaires » illustrent la couverture et accompagnent par endroits l’œuvre de Parsemain que nous avons eu l’honneur et le plaisir de présenter.

Georges-Henri LÉOTIN

Auteur(s)Roger Parsemain, Valerie John
ÉditeurLong Cours
DistributeurPollen
Date de parution05/10/2023
CollectionSeve Parlante
EAN9782492218071
Disponibilité Disponible
Nombre de pages144 Pages
Longueur19 cm
Largeur12.5 cm
Épaisseur1.1 cm
Poids153 g
Support principal
Grand format
Infos supplémentaires : Broché