— Par Michèle Bigot —
Très librement adaptée des Mille et une nuits
Quelle gageure ! Quelle audace ! Comment faire pour porter sur scène ce texte incroyable, aussi touffu que varié, un vrai défi au sens de la cohérence et au respect des règles de genre qui a fait les beaux jours de la tradition française ? Certes il s’agit d’un conte, donc issu d’une tradition orale, et partant il est fait pour être interprété devant un public. Mais comment créer des images dignes de l’imagination débridée du texte ? Il y fallait toute l’habileté de Guillaume Vincent, et tout son métier. Car ce n’est pas la première fois qu’il se mesure au merveilleux et à la fantaisie. Il a derrière lui l’adaptation des Métamorphose d’Ovide, la mise en scène du Songe d’une nuit d’été. Il est à l’aise avec ces textes pleins de magie, ces contes qui échappent à la pure rationalité, où la poésie nourrit le récit, quitte à lui faire franchir les limites du vraisemblable. Le voilà donc lancé dans l’entreprise sans état d’âme, apte à traiter ce mille-feuilles narratif, ce conte à tiroirs où l’on s’égare avec bonheur dans les méandres du labyrinthe. Encore fallait-il choisir une version textuelle propre à l’entreprise et en réaliser une adaptation, c’est-à-dire faire des choix, couper, mettre en exergue, développer etc. Car ce recueil, constitué au long de plusieurs siècles, à partir de traditions orales nées en Inde, en Chine en Perse et dans le monde arabe est parvenu jusque nous dans deux versions : celle de Galland au XVIIIème, largement édulcorée et celle de Madrus, en partie réécrite, mais plus truculente, plus théâtrale. Dans cette série de réécritures, fidèle à la tradition orale, Guillaume Vincent ne dépare pas. Il fait le choix délibéré de la bigarrure, du mélange des genres et des tons : violence, cruauté, sensualité, douceur. Le gore y côtoie le sublime, le poétique voisine avec le scabreux, tout fait spectacle. Avec ce qu’il faut d’imagination débridée à Schéhérazade pour inventer des contes propres à tenir en haleine son sanguinaire époux, Schariar.
Au cœur du récit donc, la violence faite aux femmes : le spectacle arrivait à point nommé pour les parisiens qui avaient assisté ou participé le jour même à la manifestation de protestation contre cette même violence. Mais en contrepoint de cette guerre des sexes, la fin du spectacle, qui s’ouvre dans une mare de sang avec la décapitation des épouses, offre une scène d’émasculation des hommes.
Mais le tyrannique Schariar sera guéri par la force du récit, comme le spectateur lui-même qui pourrait être purgé de sa violence intime par ce spectacle éblouissant. Car la scénographie, le jeu des couleurs, des motifs, des étoffes, les danses et le jeu des acteurs sont un enchantement. Le décor joue ici un rôle essentiel, il suggère tout ce qu’on ne peut montrer, il évoque les coulisses de la scène barbare, il contient tout le débordement du monstrueux. Par la magie des couleurs et des perspectives, il confère au spectacle sa dimension féerique. Les trouvailles de scénographie abondent, car comment représenter les chiennes fouettées, ou les génies (dont on sait quel rôle ils jouent dans le conte oriental) ? Et comment faire le lien entre cette douzaine de contes qui oscillent entre monstrueux et merveilleux ? Comment restituer cette couleur orientale de légende tout en la rapprochant de la réalité d’aujourd’hui, celle du Moyen-Orient ou celle de la légende celtique ? Oum Kalthoum est représentée sur scène, avec le joueur de oud, mais aussi la bombarde et le costume des bigoudènes. Oniriques, légendaires, les visions traversent la scène à la façon des météores, accompagnées par les musiques orientalistes, Rimski-Korsakoff et danse du sabre, tout l’imaginaire est convoqué sur le plateau pour le plus grand émerveillement du spectateur. De l’Egypte à la Syrie, à la Bretagne, le spectateur est entraîné par une troupe de comédiens virtuoses, capables de tout interpréter, dans un ballet réglé avec minutie sans perdre en impétuosité.
Michèle Bigot
Odéon théâtre de l’Europe,
8/11>8/12 2019