« Les mille et une nuits » Volume 1 : un opus magnifique!

— Par Roland Sabra —

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L’impossible du réel qui toujours échappe… Miguel Gomes part de ce constat : le cinéma est ( lui aussi) incapable de rendre compte d’une réalité toujours façonnée par les moyens mis en œuvre pour tenter de la restituer. Il faudrait écrire du réel, mais on épargnera au lecteur le subtile distinguo lacanien entre réel et réalité. On prendra l’un pour l’autre par commodité. C’est donc l’impossibilité de faire état de la situation de son pays qui conduit le cinéaste portugais a emprunter la voie du conte. Un conte oriental : Les mille et une nuits dans lequel Schéhérazade raconte les inquiétudes qui s’abattent sur le pays : « « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de baleines et de sirènes, le chômage se répand. En certains endroits la forêt brûle la nuit malgré la pluie et en d’autres hommes et femmes trépignent d’impatience de se jeter à l’eau en plein hiver. Parfois, les animaux parlent, bien qu’il soit improbable qu’on les écoute. Dans ce pays où les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, les hommes de pouvoir se promènent à dos de chameau et cachent une érection permanente et honteuse ; ils attendent qu’arrive enfin le moment de la collecte des impôts pour pouvoir payer un dit sorcier qui lèvera le sortilège… ». Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait.

Dépassé par son projet de traiter de la ruine de l’apiculture dûe à l’invasion de guêpes chinoises et du licenciement de six cents ouvriers de chantiers navals agonisants le cinéaste choisit trois paraboles, pour ce premier volet. Les hommes qui bandent. L’histoire du coq et du feu. Le bain des magnifiques.

La première fait la narration d’une bande de politiciens et de financiers qui tentent de persuader les Portugais des bienfaits des politiques d’austérité. Ils croisent un sorcier africain qui met en parallèle leur puissance financière et leur impuissance sexuelle. Le viagra en spray qu’il leur vend et pour lequel ils s’endettent est une « politique de redressement » qui, certes, les réjouit dans un premier temps mais qui vite va verser dans un priapisme immobilisant. Ils devront de nouveau s’endetter pour se sortir d’affaire. Et le peuple d’être toujours ponctionné. Dans l‘histoire du coq et du feu le volatile annonce au juge qui parle le langage des animaux qu’une région risque d’être détruite par le feu à cause d’une femme jalouse dont le mari lui préfère une maîtresse pompier. Dans le dernier volet, le Bain des magnifiques un syndicaliste accompagnée d’une punkette tente d’organiser une gigantesque baignade pour les laissés-pour-compte des aurores de l’expansion embarqués dans le cycle infernal de l’endettement, de l’angoisse, de la somatisation et de la consommation effrénée de médicaments à l’image d’une baleine échouée sur la plage.

Le film de Miguel Gomes est un long poème qui invite à l’échappée ironique, aux douceurs facétieuses, aux envolées fraternelles, aux emboîtements disjoints. Une oeuvre à nulle autre pareille puisqu’elle échappe radicalement au vieux bon sens commun. Références littéraires se mêlent aux ringardises de la variété internationale. Les récits s’entrelacent à plaisir, la bande-son de l’un se mêlant à celui d’un autre, entre reversements improbables et envolées lyriques sur fond de mélancolie insistante. La caméra balance d’un plan serré au panoramique le plus large comme pour souligner l’inscription d’un destin individuel dans une immense épopée panthéiste en gésine d’une parole commune, partagée par les hommes, les animaux et les choses. Oserait-on évoquer une poétique narrative «  non linéaire et non prophétique, tissée d’ardues patiences, de dérivées incompréhensibles » comme chez Glissant ? Une poétique qui balancerait entre faits divers cocasses et analyse économique, entre docu-fiction et conte baudelairien, entre relégations muettes et flamboyances disertes et pour tout dire entre poésie et politique. L’invraisemblable hétérogénéité discursive des chroniques, à mille et une nuits d’être foutraque s’articule autour d’un questionnement porté par le nom donné à cet opus magnifique : l’Inquiet. Qui est l’inquiet ? Le peuple portugais ? Et au-delà ?

Ce premier volet à l’intranquillité fertile et amoureuse invite à une autre vision, à un autre monde, à un réel qui faute d’être dit est rêvé et qui de ce fait est plus vrai, plus proche d’une vérité qu’il enferme en son sein..

On attend avec impatience, loin de toute frilosité intellectuelle, loin de toute petitesse étriquée le bienvenu souffle du large porteur des volets 2 & 3 de cette œuvre hors norme,  tout bonnement prodigieuse.

R.S.

Le 23/11/2016