— Par Gary Klang —
Rien ne remplacera les années 60. J’ai eu la chance de vivre Mai 68 aux premières loges, habitant au 34 de la rue Gay-Lussac, à l’endroit même où fut érigée la première barricade. Je revois encore Dany le Rouge passant devant chez moi et haranguant ses troupes. Dans mon appartement, se trouvaient plusieurs de mes amis ainsi que des habitants de l’immeuble dont une fille que nous appelions Tête de Poisson, une communiste endurcie qui nous chantait des airs de balalaïka. Mon copain Bobby Labrousse, alias Brebis Galeuse, enfonça rageusement dans le nez de Jules Badeau – autre surnom – une plume qu’il tira d’un coussin, n’en pouvant plus de l’entendre déconner. Ce soir-là, Jean-Claude O’Garro resta dormir chez nous de peur d’être arrêté par les CRS. Je dus le faire asseoir sur une chaise n’ayant pas assez de lits. Soulignons que, juste en dessous de chez moi, vivait mon amie, Madame Paul Fort, la femme du poète, qui me parlait des célébrités qui venaient autrefois la visiter, tels Paul Valéry ou Georges Brassens.
Les années 60 me donnèrent également l’occasion de voir le Général de Gaulle, accompagné de André Malraux lors de l’hommage rendu à Jean Moulin sur la place du Panthéon, à deux pas du 34 de la rue Gay-Lussac.
Je pense également au café qui se trouvait juste en face de chez moi et où je rencontrai le fils de Maurice Thorez qui nous raconta ses séjours en URSS au temps de Staline. Je voyais aussi, quasiment tous les jours, Claude Couffon, professeur à l’Institut hispanique et traducteur, qui me présenta à Pablo Neruda à la Sorbonne durant les événements de Mai. Ce soir-là, Pablo se fit insulter par un étudiant surexcité qui lui reprochait d’avoir trahi le Che. Le poète l’écouta patiemment puis lui fit cette réponse mémorable : » Savez-vous, jeune homme, que lorsque le Che est mort, il avait sur lui el Canto General, de votre serviteur (traduit comme par hasard par Claude Couffon). » Ce dernier me parlait aussi de Fidel Castro qui débarquait dans sa chambre d’hôtel à La Havane à n’importe quelle heure et le tenait éveillé jusqu’à l’aube.
Les années 60, c’est aussi mon ami Gérard Lafontant, qui avait fait la guérilla contre Duvalier avec les frères Baptiste et en était revenu malade. Il avait été profondément marqué par Fred Baptiste, le chef du groupe, qui tranchait la tête des tontons macoutes au lieu de les fusiller. C’est à ces guérilleros-là que Graham Greene consacra un roman, Les Comédiens.
D’autres souvenirs me reviennent à l’esprit : le poète Davertige, qui me rendait visite tous les jours et me disait qu’il avait dressé une liste de 800 livres à lire pour comprendre la première phrase de la Bible; ou encore, mon copain Miguel Jaar qui arriva à Paris pendant les événements de Mai et dut traîner sa valise jusqu’à chez moi, n’ayant pas pu trouver de taxi. Lorsque je l’emmenai déjeuner au café d’en face, il me fit rire en demandant au serveur de lui apporter une boîte de Kleenex qui lui servit à éponger chaque frite pour en enlever l’huile. A chacun ses manies.
Le lendemain, nous partîmes pour Lausanne où nous attendaient deux de ses cousins; puis direction le Danemark afin d’obtenir un visa nous permettant de nous rendre à Berlin, divisé en Berlin-Ouest et Berlin-Est. Le consul américain, qui nous délivra le papier, tenta de nous faire peur en prétendant qu’il y avait sur la route des snipers qui risquaient de nous prendre pour cibles. Je lui répondis de ne pas s’inquiéter.
Une fois rendus à l’hôtel, il nous arriva une aventure qui aurait pu avoir des conséquences tragiques. A peine entrés dans le hall, un homme se jeta sur Miguel, nous obligeant à nous battre avec lui. Lorsqu’il finit par comprendre que ce dernier n’était pas le Palestinien qu’il pensait reconnaître, il s’excusa et l’affaire en resta là.
Le jour d’après, nous nous rendîmes au fameux Checkpoint Charly, la ligne de démarcation entre les deux Berlin, divisés par le Mur qui inspira à John Le Carré son roman, L’Espion qui venait du froid. Un vopo rigide nous accueillit. Tout se passa très bien pour trois d’entre nous, mais arrivé à René Jaar, le vopo, apparemment rigide, éclata de rire et lui demanda de bien vouloir changer la photo de son passeport lorsqu’il serait de retour chez lui. En effet, on lui aurait donné 10 ans à peine. Le soldat nous donna ensuite la permission de passer 8 heures à Berlin-Est, mais 4 heures après nous étions de retour à l’Ouest, tant la ville nous parut triste. Je garde de cette visite l’image de l’immense Karl-Marx-Allee.
Voilà donc quelques souvenirs des merveilleuses années 60 où tout semblait possible. De nos jours, la guerre n’est plus froide comme on disait alors, mais à nos portes, aussi chaude que les flammes qui dévorent la Californie.