— Par Eugénie Bastié —
ENTRETIEN – La gauche américaine ne fait pas l’effort de s’informer sur la laïcité française et plaque la grille de lecture du «racisme systémique» sur une réalité française très différente, déplore le journaliste américain Thomas Chatterton Williams.
Thomas Chatterton est un écrivain et journaliste américain qui vit à Paris. Son livre «Autoportrait en noir et blanc: désapprendre l’idée de race» sera publié chez Grasset en janvier.
Figarovox.- «La police française tire et tue un homme après une attaque meurtrière au couteau»: tel est le premier titre qu’a donné le New York Times pour qualifier la décapitation de Samuel Paty par un djihadiste. Que vous inspire le traitement médiatique de la question terroriste en France par les médias progressistes américains?
Thomas CHATTERTON WILLIAMS.- Cette façon de présenter l’évènement a vraiment inquiété beaucoup de gens. Américains comme non Américains, car, que ce soit ou pas intentionnel (et nous devons prendre en compte la possibilité que ça ne le soit pas, après tout, nous regardons tout de très près aujourd’hui, mais parfois il s’agit juste d’une erreur irréfléchie), ce titre semblait imposer de façon maladroite la grille de lecture américaine autour de la violence policière et ce qui est appelé «racisme systémique» envers les citoyens de couleur à un exemple étranger de djihad. Pire, il transformait la police en acteur et le djihadiste en une sorte de récipiendaire purement passif de la violence, violence qui ne mérite qu’un examen minutieux et une véritable indignation que lorsqu’elle est le fait des agents de l’État. Cela effaçait la réalité de sa barbarie, ainsi que l’humanité de sa victime, Samuel Paty. L ‘«attaque au couteau» en tant que description d’une décapitation est si euphémisante qu’elle constitue en fait une forme de violence contre le langage lui-même.
L ‘« attaque au couteau » en tant que description d’une décapitation est si euphémisante qu’elle constitue en fait une forme de violence contre le langage lui-même.
Je pense que ce qui a autant dérangé les gens était l’incapacité des médias américains à comprendre la gravité de ce que la France est en train de traverser depuis des années maintenant. La gravité et la spécificité de la lutte dans laquelle la société française est engagée. Pour le meilleur et pour le pire, cela n’a simplement rien à voir avec le mouvement «Black lives matter», et le besoin qu’ont les médias américains de faire entrer au chausse pied la réalité sociale française dans un cadre américain préventivement non offensant va si loin dans le souci de na pas être politiquement incorrect qu’il en arrive à rejeter la faute sur la victime, une dynamique qu’on a vu avec encore plus d’effet sur les réseaux sociaux après l’attaque terroriste de Nice qui a suivi. Sur Twitter, de nombreux Américains avec qui j’ai interragi ont dit quelques chose comme «Ecoutez, si vous continuez à publier ces caricatures, à quoi vous attendez-vous?». Non seulement c’est rejeter la faute sur la victime, mais c’est aussi déshumanisant et un peu raciste envers les Musulmans, dont on ne peut attendre autre chose qu’une réaction violente, dans cette perspective paternaliste.
«Au lieu de combattre le racisme systémique, la France veut réformer l’islam» a titré le Washington Post. Pensez-vous que la grille de lecture du «racisme systémique» soit pertinente pour décrire la manière dont les musulmans sont traités dans notre pays?
Je pense qu’il faut un langage approprié et précis pour décrire que ce qui se passe dans une société donnée et qu’importer un discours depuis des contextes étrangers peut obscurcir autant ou davantage que cela n’éclaire. Existe-t-il des discriminations contre les étrangers de tous bords, les hommes et les femmes portant des noms arabes et les pauvres de toutes les couleurs, y compris les classes inférieures de «français de souche»? Je ne vois pas comment quiconque pourrait le nier de bonne foi. Le «racisme systémique» n’est pas un terme qui saisit de façon profonde les différentes dynamiques en jeu qui, dans une vieille société européenne comme celle de la France, sont enracinées dans des dynamiques de classe, et ont aussi à voir avec les vestiges du colonialisme, ainsi que la victoire séculaire de la laïcité sur le christianisme, sans oublier la très puissante opposition Paris-Province, le triste sort de larges pans de la France périphérique comme l’a appelée Christophe Guilluy, etc.
Le langage utilisé pour décrire imparfaitement la démocratie américaine est encore moins approprié pour comprendre la vie française.
Le «racisme systémique» est un terme qui, bien que contesté au sein même du contexte américain, désigne au moins une réalité d’une ancienne société esclavagiste dans laquelle une catégorie spécifique d’Américains ont été tenus par la loi et la coutume comme des citoyens de seconde zone pendant des siècles. Le résidu d’une telle discrimination catégorique persiste bien sûr, même si j’ai tendance à soutenir que d’énormes progrès ont été réalisés et que la société américaine est plus dynamique-et plus complexe- que ces discours totalisants du «privilège blanc» et du «racisme systémique» ne le laissent croire. Ce cadre n’est pas une lentille parfaite pour appréhender la situation des immigrés venus volontairement en France dont la grande majorité est arrivée après la Seconde Guerre mondiale. Cela ne signifie pas que ces immigrés et leurs descendants n’ont pas à faire face à toutes sortes de discrimination, de xénophobie, d’islamophobie, ainsi qu’à toutes les autres difficultés auxquelles les nouveaux arrivants de pays moins riches et puissants peuvent être confrontés lorsqu’ils tentent d’établir une nouvelle vie dans une société étrangère. Cela signifie simplement que le langage utilisé pour décrire imparfaitement la démocratie américaine est encore moins approprié pour comprendre la vie française.
La gauche américaine n’a jamais eu à mener une bataille contre l’Église catholique. L’Amérique est et a toujours été l’une des sociétés occidentales les plus – sinon la plus – religieuse.
Plus largement, il semble qu’il existe un malentendu entre la gauche américaine et notre modèle laïque, républicain et universaliste, jugé «islamophobe». Une partie de la gauche français qui distingue entre musulmans et islamistes ne semble pas avoir d’équivalent aux Etats-Unis. Quels sont selon vous les sources de cette incompréhension?
La gauche américaine n’a jamais eu à mener une bataille contre l’Église catholique. L’Amérique est et a toujours été l’une des sociétés occidentales les plus – sinon la plus – religieuse. D’une certaine manière, je pense que cela rend la situation des croyants musulmans plus facile en Amérique qu’en France. Le système de valeurs français est explicite et l’État français peut intervenir d’une manière qui, je pense, est assez étrangère au sens du rôle du gouvernement qu’ont la plupart des Américains. Ajouter à cela le fait que la gauche américaine a maintenant tendance à vouloir voir le monde entier en termes de politique identitaire souvent condescendante bien que bien intentionnée et trop simpliste qui tourne autour d’une opposition binaire «blanc» / POC [ personne de couleur] (au point où les Arabes, qui sont techniquement des «Caucasiens» sur le recensement américain, sont néanmoins transformés en POC honoraires, c’est-à-dire qu’ils sont racialisés, par la religion et la culture), et vous vous retrouvez avec un vision du monde qui ne peut pas comprendre ou accepter l’idéal républicain selon ses propres termes.
Le 28 octobre, la Turquie a fait un communiqué pour dénoncer la «montée du racisme et de l’islamophobie» après l’attentat contre Samuel Paty qui a entrainé une réponse vigoureuse du gouvernement français. Le discours de la gauche «woke» et intersectionnelle fait-elle le jeu des islamistes?
A l’ère des réseaux sociaux, de la twitterisation constante d’un discours mondialisé, plusieurs choses se sont produites qui ne sont pas sans rapport les unes aux autres et méritent d’être prises au sérieux: le langage des réseaux sociaux et plus particulièrement le langage de la justice sociale est américain. Même lorsque les non-Américains parlent dans leur propre langue, les concepts qu’ils utilisent et, le plus souvent, les étiquettes qu’ils appliquent sont de fabrication américaine. C’est en fait l’une des formes les plus fortes du soft power américain d’aujourd’hui. Dictateurs, autoritaires, manipulateurs cyniques, se sont tous acclimatés à cette nouvelle réalité et profitent de ce langage et de leurs catégories identitaire quand cela les arrange.
Si Erdogan ou Imran Khan [premier ministre pakistanais] se souciaient sincèrement du sort des musulmans au-delà de leurs frontières, ils seraient beaucoup plus préoccupés par le sort des Ouïghours en Chine qu’ils n’en donnent l’apparence. La vérité est que ces hommes sont loin d’être «woke» et que c’est un acte terrible d’auto-sabotage pour l’Occident que de leur permettre de revêtir ce manteau.
Source : LeFigaro.fr