— Par Christophe Dejours* —
Le Medef propose des réformes qui permettraient de se passer de ces spécialistes, en confiant leurs visites périodiques aux salariés à des généralistes libéraux, et leur travail sur le terrain à des techniciens du risque
Les médecins-inspecteurs du travail se sont mis en grève le 8 juin pour protester contre l’insuffisance des moyens mis à leur disposition et la précarité de leur statut. A l’issue des Journées nationales de médecine du travail, qui se tenaient à Lille, un millier de congressistes ont défilé dans les rues de la ville pour défendre leur métier. Alors qu’il manque environ 1 000 médecins du travail en France, le Medef propose des réformes qui permettraient de se passer de ces spécialistes.
En matière de santé au travail, les problèmes se sont compliqués ces dernières années. On a enregistré, en France, une recrudescence des accidents qui semblent atteindre principalement les personnes en contrat précaire. On commence seulement à évaluer les désastres de l’amiante. Et l’on découvre maintenant de nouvelles pathologies professionnelles. Des pathologies de » surcharge « , d’abord, comme les troubles musculo- squelettiques (TMS), l’épuisement professionnel ( » burn out « ), le karôshi (mort subite par accident vasculaire chez des sujets jeunes sans antécédent, mais travaillant plus de soixante-dix heures par semaine).
Des troubles psychopathologiques, ensuite : les dépressions, les suicides et les passages à l’acte violents, d’une part ; des troubles traumatiques consécutifs aux agressions des personnels par les usagers et les clients, d’autre part.
Pour faire face aux problèmes médicaux, jusque-là inconnus, qu’ils rencontrent depuis quelque temps, les médecins du travail se sont engagés dans un mouvement de réflexion sur leur métier : sans hésiter à critiquer le passé de leur profession, ils s’efforcent de renouveler les concepts, les théories et les principes de leur action, tant auprès des salariés que des directions d’entreprise. Pour ce faire, ils ont mis en place des séminaires de recherche et ont commencé à publier les résultats de leurs investigations. Cette mobilisation intellectuelle et pratique commence à avoir des échos auprès des syndicats, y compris de cadres, mais aussi parmi les autres praticiens intervenant dans le champ du travail (inspecteurs du travail, ergonomes, psychologues, travailleurs sociaux, consultants, et autres).
Une partie des connaissances produites par les médecins du travail est extraite du travail clinique réalisé au cours des visites périodiques dont bénéficient tous les salariés. Mais l’autre partie vient de l’expérience du » tiers-temps « , c’est-à-dire du travail effectué hors du cabinet médical, pour analyser directement, sur le terrain, les conditions et l’organisation du travail. Le projet du Medef consiste à séparer les visites périodiques, qui seraient confiées à des médecins généralistes exerçant en secteur libéral, du tiers- temps qui serait remplacé par des expertises sur les conditions de travail, confiées à des techniciens organisés en service de gestion des risques du travail. Un grand nombre des médecins du travail est hostile à cette réforme, parce qu’elle sépare les questions de clinique et de pathologie, de l’analyse des contraintes de travail. Or les nouvelles pathologies qu’ils ont identifiées ces dernières années semblent mettre en cause, de façon spécifique, l’organisation du travail. Par » conditions de travail « , on entend, conventionnellement, les conditions physiques (bruit, radiations, pression, température), les conditions chimiques (poussière, fumée, gaz) et les conditions biologiques (bactéries, virus, etc.).
En revanche, la santé mentale (et donc, pour une bonne part, les nouvelles pathologies) serait électivement en rapport avec l’organisation du travail (division des tâches, hiérarchie, contrôle, management, etc.).
Ainsi, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont des affections inflammatoires et douloureuses des gaines, des tendons, et des articulations des poignets et des mains avec de multiples complications invalidantes. On peut montrer que l’augmentation considérable de la fréquence de cette pathologie chez les employés de bureau ne peut pas s’expliquer par les seules contraintes mécaniques (la part de manutention étant faible). En revanche, les contraintes organisationnelles de performance, la répétitivité des tâches, les pressions du management, finissent par induire des modifications du fonctionnement psychique. Ces dernières joueraient un rôle majeur dans la tolérance à la surcharge de travail, qui ne serait arrêtée que par l’apparition des troubles musculo-squelettiques constitués et les douleurs qu’ils occasionnent.
Ces liens entre santé mentale et organisation du travail sont connus sur le plan théorique. En revanche, l’analyse des situations spécifiques nécessite, à chaque fois, une nouvelle investigation. Cette dernière ne porte pas seulement sur l’organisation formelle ou officielle du travail, mais sur les ressources psychologiques que les salariés doivent mobiliser, dans le même temps, pour en assumer les contraintes et se protéger contre leurs effets délétères éventuels sur leur santé. L’analyse du rapport entre organisation du travail et santé mentale relève donc de la méthode clinique et non de l’expertise technique ou de gestion.
Si le tiers-temps est un enjeu de la discussion avec les partenaires sociaux, il ne faudrait pas le tenir, pour autant, pour un but en soi. L’élucidation des rapports entre organisation du travail et nouvelles pathologies professionnelles, sur chaque terrain, ne relève pas encore, il s’en faut de beaucoup, d’une technique d’investigation standardisée à la disposition des médecins du travail. Il n’empêche : on a de bonnes raisons de penser que ces nouvelles pathologies s’aggraveront dans l’avenir. On aura besoin, tôt ou tard, de coordonner diverses compétences pour penser et organiser la prévention du stress professionnel et des pathologies mentales du travail. Le tiers-temps est un moyen précieux d’accéder au matériel clinique dont tous ces spécialistes auront besoin pour travailler ensemble. Il serait dommage de le remettre en cause et de risquer de perdre le gisement d’expérience et de compétences dont les médecins du travail sont dépositaires.
On peut lire, sur ce sujet, les ouvrages suivants : Souffrance et précarités au travail. Paroles de médecins du travail, association SMT, Paris, Syros, 1994. Des médecins du travail prennent la parole. Un métier en débat, association SMT, Paris, Syros, 1998. Femmes au travail, violences vécues, association SMT, Paris, Syros, 2000.
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 11/07/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01