Spectacle présenté le 09/09/2023 à l’Institut Français de Lubumbashi (RDC.)
— Rapport critique de Trésor Mbikavu(*)
J’ai décidé de me tenir particulièrement ce soir devant mon ordinateur pour vous partager les impressions relatives à ma participation à la première représentation de Les mangeurs de cuivre, l’œuvre de Bibatanko ce samedi 09/09/2023 à l’Institut Français de Lubumbashi (Halle de l’Etoile).
Bibatanko, pour ceux qui ne le savent pas, est, avec Djo Kazadi Ngeleka, les deux dramaturges du Congo-Kinshasa à figurer parmi les 10 finalistes du prix RFI théâtre 2022 avec cette même œuvre dont l’institut Français de Lubumbashi a eu le privilège d’accueillir la première représentation.
Figure émergente dans l’écriture, surtout non-dramatique, elle a publié en 2019 Eveil, son premier recueil de poème et en 2021, elle apparaît dans une œuvre collective pour la jeunesse : Contes et fables pour enfants. Depuis sa sortie de la résidence d’écriture à la maison des auteurs des Francophonies des écritures à la scène, elle s’exerce au théâtre, tant par l’écriture que par la mise en scène. Si pour l’écriture Les mangeurs de cuivre est sa première pièce, du côté de la mise en scène, elle commence l’aventure en proposant au public, une adaptation de Les Audiences de Saint Pierre, une œuvre de l’auteur congolais Alexis Takizala.
Il sonnait 17H lorsque nous avions été convié à rejoindre la grande salle de l’institut où devait se dérouler la représentation. Quelques minutes après, il se déployait devant nous une mise en scène dont je vous fait l’économie dans les lignes suivantes.
La crise familiale est au cœur de l’intrigue de la pièce. C’est surtout l’accident connu par un travailleur dans une mine de cuivre qui bouleverse toute la vie familiale. Face au fait que monsieur devenu infirme ne peut plus subvenir au besoin de sa famille, les enfants se rebellent, la mère est toujours partie, le foyer sombre dans l’absurdité.
On voit dans la pièce se succéder à la fois les thèmes: de la famille, de l’infirmité, la jeunesse, la femme, la modernité, la tradition, la spiritualité etc.
Sur le plan esthétique, le texte et la mise en scène jouent à fusionner aristotélisme, tradition africaine et contemporanéité. On retrouve encore dans la pièce de Bibatanko l’histoire bien faite que réclamaient les classiques à la suite d’Aristote. Le noeud dramatique arrive, comme chez les classiques, avec cette perturbation de la situation initiale des personnages. Le conflit dramatique, comme dans Anifa de Fabien Kabeya (2001), se construit autour de l’interdiction que l’homme inflige à sa femme et de la résistance de cette dernière. Le style déclamatoire de l’époque de Corneille et Racine est encore perceptible chez certains acteurs (personnage) comme Mapendo. La parole reprise en chœur par un groupe des personnages rappelle le choeur de l’époque gréco-romaine.
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Avec juste ces éléments susmentionnés, on pourrait être tenté de classer cette pièce à côté de La bataille de Kamanyola de Mobyem Mikanza (un autre dramaturge congolais), ne fut-ce que par cette décalcomanie de l’Aristotélisme. mais de près, il n’en est pas question.
Tenez: le long monologue qui commence la pièce trahit le penchant romanesque ou simplement narratif de l’auteure. La scène se confectionne des séquences de poésie, de slam, de langage populaire et soutenu, du registre comique, notamment par l’exploration du bégaiement, ce qui donne à l’oeuvre un aspect du patchwork fondé sur la polyphonie, l’intergénéricité et l’intermédialité.
L’infraction contre la bienséance illustrée par exemple par ce recours, avec des métaphores à peine voilées à la sexualité, témoigne de la liberté avec laquelle les auteurs contemporains prennent la parole pour s’adresser au public/lecteurs. En effet, durant des longues séquences, la problématique de l’impuissance sexuelle est abordée presqu’à mains nues à travers un dialogue dans un langage familier entre le père de la famille (Amani) et son frère. A cette audace de l’auteure qui expose sur la place publique les questions intimes des couples, défiant ainsi un public façonné par le tabou, il n’y a que cette allégorie d’un match de football pour atténuer les effets du coup porté à la bienséance de nos classiques, comme ce fut, en 2010, devant le même thème d’impuissance, le cas de Tour de contrôle de Célestin Kasongo qui recourait à la métaphore du serpent pour diluer l’aigreur du mot pénis que le public aurait du mal à ingurgiter. Cette stratégie de « métaphorisation » du sexe et de la sexualité pourrait être soupçonné comme une influence de la Rumba congolaise, telle celle de Fally Ipupa, de Ferre Gola ou de Koffi Olomidé qui ne se passe pas de l’érotisme dans ses textes.
La présence des voyeurs, guérisseurs renvoie vite à la tradition africaine. Le fait que ceux-ci soient proposés par le frère comme solution aux ennuis sexuels de l’époux de Mapendo remet à la surface les conflits entre la médecine moderne et celle de la tradition africaine, notamment en terme d’efficacité, comme on l’a vu à l’émergence du Covid19 avec la polémique du Madagascar. En toile de fond de cette question peut-être banale, nous pouvons lire la difficulté qu’éprouve le monde à établir des liens: entre hier et aujourd’hui, entre l’Europe et l’Afrique, entre l’homme et l’écosystème, etc.
L’oeuvre de Bibatanko tout en paraissant simple et classique, nous plonge dans une contemporanéité qui reste à découvrir. Elle se propose comme critique d’une société capitaliste qui, au nom de la quête effrénée de l’argent se déshumanise. Comme dans Tafisula ou la Mami Wata du Mwondo théâtre de l’époque zaïroise, c’est toujours l’extraction du cuivre du Katanga par la Gécamines (la Générale des carrières et des mines), une entreprise minière datant de l’époque coloniale qui est évoquée dans ses aspects les plus sombres. Le paradoxe la faisant passé à la fois comme source de bonheur et de malheur est un motif déjà exploité par le Mwondo théâtre en 1975 à travers la figure versatile de Mami Wata, métaphore de la même Gécamines et du capitalisme.
Ce spectacle est donc un va-et-vient entre le passé et le présent, le dramatique, le poétique et le narratif, le comique et le tragique. Il est la somme d’un ensemble de questions politiques, économiques, sociales, culturelles, écologiques, sanitaires et même esthétiques que pose le monde moderne. Il est témoin, à travers son esthétique et sa thématique, d’une planète aux frontières poreuses qui déploie tant sa globalisation que ses multiples fractures. L’écriture de Bibatanko trahit ainsi une plume déchirée entre les genres littéraires, et une femme, citoyenne du monde partagée entre les époques et les espaces.
(*)Trésor Mbikavu, Assistant d’enseignement à l’université de Lubumbashi, République Démocratique du Congo
« Les Mangeurs de Cuivre »
Texte de BIBATANKO
Mise en scène de BIBATANKO
Assistant à la mise en scène : Israël NZILA MFUMU
Avec Sam KAYA, Alice MUJINGA, Docteur Love, Berthina CL, Georges KALASA, Jean VIGOLTHA
Lumière : David et Prosper MWANZA
Création sonore et musicale : BIBATANKO
Scénographie : BIBATANKO
Production : INSTITUT FRANÇAIS DE LUBUMBASHI, HALLE DE L’ÉTOILE
Durée : 1Heure
Bibatanko, de son vrai nom Bibiche Tankama N’sel, née à Lubumbashi, le 05 septembre 1981 est une écrivaine congolaise (RDC). Elle s’engage effectivement dans le domaine de l’écriture à la fin de ses études supérieures en Electronique Industrielle en 2005. Elle évolue et nourrit sa passion pour l’art dans sa famille grâce à l’influence de son père peintre et poète, et à travers un collectif d’écri-vains et de libres penseurs, le Libr’écrire.. Elle est auteur de poèmes, nouvelles et pièces de théâtre. En 2017 et 2018, elle a participé à un atelier d’écriture avec l’auteur KOUAM TAWA et en 2022, avec l’auteur FRANÇOIS CLARINVAL.
En 2019, elle publie son premier recueil de poésie » EVEIL ».
Pendant le mois de juin 2021, elle a été en résidence d’écriture de pièce de théâtre, à la maison des auteurs des Francophonies des écritures à la scène, en France. En décembre 2021, elle a fait une publication collective avec un auteur Lushois pour la jeunesse » CONTES ET FABLES POUR ENFANTS » . Sa pièce de théâtre LES MANGEURS DE CUIVRE a été lu au Festival des Francophonies des écritures à la scène du Printemps et à la Médiathèque de Pessac à Bordeaux et fait partie des textes présélectionnés pour le Prix RFI Théâtre 2022. Elle a mis en scène LES AUDIENCES DE SAINT PIERRE en décembre 2022 et livre sa première scénographie pour LES MANGEURS DE CUIVRE.