Reportage
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De gauche à droite: James noël, Robert Berrouët-Oriol, Yves Chemla, Jean-Durosier Desrivières, Anthony Phelps et Joël Des Rosiers, Salon du livre de Paris, stand de la Librairie du sud |
Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, le 4 avril 2012
Il est des temps de haute-lisse qui se tissent et s’engravent rive gauche de la mémoire… Mon dernier séjour en Europe, à l’aune d’une hospitalité de tous les instants, a été de cette cuvée –et je me réjouis que les Lettres haïtiennes en fussent le faîtage. Avec bonheur, j’ai encore une fois arpenté les venelles du Salon du livre de Paris, Porte de Versailles, du 16 au 19 mars 2012. Auteur invité par la Région Bretagne à la version 2012 de ce Salon, j’y étais, au stand de cette Région, en dédicace pour le livre « Poème du décours » (Éditions Triptyque et Prix du livre insulaire 2010 à Ouessant, France), ainsi que pour la réédition de « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions du CIDIHCA et Éditions de l’Université d’État d’Haïti).
D’aucuns posent que le Salon du livre de Paris est l’un des deux plus importants événements mondiaux de ce champ… Alors faut-il parler chiffres ? En bref, ce Salon –qui s’honore de l’hospitalité offerte à une quarantaine de pays cette année–, regroupe environ 2 000 auteurs, toutes catégories confondues, campés pour 4 000 séances de dédicaces et plus de 400 conférences, rencontres, animations et débats. Pour sa 32e édition, les organisateurs du Salon attendaient plus de 200 000 visiteurs ainsi que 30 000 professionnels des métiers du livre (libraires, etc.) et 1 200 éditeurs.
La littérature japonaise était l’invitée d’honneur du Salon du livre de Paris cette année. Notamment à travers la venue d’écrivains-phare et largement représentatifs de ce qui s’est écrit hier et de ce qui s’écrit aujourd’hui au pays du Soleil levant : Moto HAGIO, Kaori EKUNI, Madoka MAYUZUMI et Kenzaburô OÉ, Prix Nobel de littérature en 1994. Nul hasard en l’espèce. Les séismes qui endeuillent les nations sont aussi des failles mémorielles traversant les artères et les veines de la littérature. Celle du Japon comme celle d’Haïti.
Honneur à la littérature haïtienne
Cette année encore nos écrivains ont fait honneur au pays de Jacques-Stéphen Alexis. Et parce que la littérature haïtienne est depuis des décennies polyphonique et hautement transnationale, plus précisément « métasporique » –j’emprunte ce concept à mon ami le poète et essayiste Joël Des Rosiers–, nos écrivains étaient à l’honneur chez leurs éditeurs et sur plusieurs stands amis. Parmi eux, on aura noté Anthony Phelps chez son éditeur parisien Bruno Doucey et à la Librairie du Sud pour sa très récente et magistrale anthologie personnelle « Nomade je fus de très vieille mémoire »; Jean-Robert Léonidas chez Riveneuve Continents pour « Rythmique incandescente »; Joël Des Rosiers, Prix Athanase-David 2011 au Québec, à Paris pour son somptueux « Gaïac » et en signature chez Jasor, Québec Éditions et à la Librairie du Sud; Gary Victor à la Librairie du Sud pour « Saison de porcs »; Dany Laferrière Chez Grasset et Fasquelle ainsi que chez VLB pour « Chronique de la dérive douce »; enfin Lyonel Trouillot chez Actes Sud pour « La belle amour humaine ».
Aux portiques de ce Salon du livre, et par l’aimable entremise de mon ami le poète Jean-Durosier Desrivières – auteur de « Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources » (Éditions Caractères 2011)–, j’ai eu la joie de rencontrer Mme Francesca Palli, gestionnaire et animatrice du fameux portail « Potomitan » (www.potomitan.info), qui offre depuis quelques années une exceptionnelle fenêtre cathodique aux différentes variétés de créoles et aux cultures créoles. (En 2011, je le précise, 15 133 internautes, depuis Haïti, avaient consulté « Potomitan ».) Cette rencontre s’est agréablement prolongée lors de la table-ronde tenue au théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, en banlieue parisienne, rencontre à laquelle le poète Jean-Durosier Desrivières avait convié Gary Victor, « l’écrivain le plus populaire et le plus lu en Haïti », selon mes sources, ainsi que Guy Régis Jr, sur le registre de la traduction français-créole. Gary Victor est un romancier-phare de la littérature haïtienne contemporaine : son roman « À l’angle des rues parallèles » a obtenu en 2003 le prix de fiction du Livre insulaire à Ouessant, tandis que le Prix RFO 2004 lui a été décerné pour son titre « Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin ». Animateur d’ateliers d’écriture, traducteur, connu notamment pour sa traduction en créole de « Le Petit prince » d’Antoine de Saint-Exupéry, Gary Victor a aussi obtenu le Prix Casa de las Americas 2012 dans la catégorie littérature caribéenne en langue française pour son roman « Le sang et la mer » publié à l’automne 2010 aux Éditions Vents d’ailleurs. Pour sa part, Guy Régis, auteur, comédien, poète, traducteur, metteur en scène et vidéaste, est actuellement en résidence d’écriture au théâtre de l’Échangeur –résidence soutenue par le Conseil régional d’Île de France. Téméraire et innovant traducteur en créole de Maeterlinck, Camus et Koltès, il poursuit, en cette résidence d’écriture, son ambitieuse traduction en créole de l’œuvre de Marcel Proust « À la recherche du temps perdu ». Lauréat du Prix Jean Brière en 2000, et Prix international de poésie (Port-au-Prince et Dakar), pour son long poème « Le Temps des carnassiers », Guy Régis Jr a également réalisé deux courts métrages expérimentaux, « Blackout » et « Pays sauve qui peut » (2002). Il est également l’auteur d’une traduction en créole du roman d’Albert Camus « L’Étranger » paru aux Presses nationales d’Haïti en 2008.
OBSERVATION MAJEURE : je retiens de cette édition du Salon du livre de Paris que l’Institut français et son incontournable et très achalandé stand, la « Librairie du Sud », a été cette année encore l’un des plus importants carrefours de diffusion des littératures non hexagonales produites ou traduites en français. Comme l’an dernier, la « Librairie du Sud» a accueilli et soutenu les écrivains haïtiens avec cette festive hospitalité dont seuls sont capables les vrais lecteurs et passeurs de littérature.
Embrasser Rome et (re)naître
Seconde gésine, j’ai séjourné à Rome et à Naples, du 21 au 24 mars 2012, à l’invitation conjointe de la Délégation générale du Québec à Rome et de l’Ambassade d’Haïti en Italie, de concert avec les missions diplomatiques francophones accréditées à Rome. Ces deux représentations diplomatiques (celle de ma terre native et celle de ma terre d’enracinement) m’avaient en effet convié, à titre de Poète et de linguiste, à participer aux tables-rondes des fameuses « Journées romaines de la Francophonie ».
Contexte : le 20 mars de chaque année la Journée internationale de la Francophonie est célébrée à l’échelle de la planète. Elle vise à sensibiliser le public international à la diversité et à la richesse culturelle des pays francophones ou ayant le français en partage. Á l’occasion de cette célébration le Groupe des chefs des missions francophones à Rome organise les « Journées romaines de la Francophonie », du 16 au 23 mars 2012, et ces journées aux multiples activités sont assorties d’une table-ronde.
Ainsi, le 21 mars 2012 j’ai participé à la table ronde « Le langage des jeunes francophones, c koi ? » à laquelle a pris part avec brio et clarté le Commissaire général du Forum mondial de la langue française 2012, le Québécois Michel Audet, ainsi que des linguistes et spécialistes de différents pays. Il s’agissait d’échanger, de dialoguer sur « l’évolution de la langue française et ses variétés d’utilisation chez les jeunes générations ». Cette table ronde s’est aussi tenue le lendemain, avec plusieurs intervenants de la précédente, à l’Université « L’Orientale » de Naples.
Pour bien cibler mon propos aux tables-rondes de Rome et de Naples –qui, ensemble, ont réuni environ 200 participants–, j’ai caractérisé la situation linguistique haïtienne sur quatre axes :
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un patrimoine linguistique national historiquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usage dominant du français et à la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale;
2. une exemplaire insuffisance de provisions constitutionnelles au regard de l’aménagement linguistique, insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens;
3. l’inexistence –conséquence du déficit de vision et de leadership de l’État–, d’une politique linguistique publiquement énoncée et promue, préalable à la mise en oeuvre d’un plan national d’aménagement des deux langues haïtiennes;
4. la perduration d’une École haïtienne à deux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discrimination linguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du système éducatif haïtien à 80% gouverné et financé par le secteur privé national et international.
C’est donc dans ce cadre conceptuel que j’ai situé « l’évolution de la langue française et ses variétés d’utilisation chez les jeunes générations ‘’ : j’ai mis en évidence le fait que, dans la « Francocréolophonie haïtienne », l’on ne saurait valablement réfléchir à une quelconque « évolution de la langue française » chez les jeunes Haïtiens en dehors d’un diagnostic scientifique (et nullement idéologique) à l’œuvre à travers une pragmatique efficiente de l’aménagement de nos deux langues officielles. Et j’ai formulé le vœu que la Francophonie institutionnelle puisse être solidaire de manière innovante de la « Francocréolophonie haïtienne », en particulier dans la perspective de la refondation du système éducatif haïtien et quant aux défis programmatiques et didactiques qui nous attendent en ce qui a trait à la généralisation de l’utilisation du créole, dans la totalité du système éducatif national, aux côtés du français et à parité statutaire avec le français.
Ma participation aux « Journées romaines de la Francophonie » s’est achevée lors du cocktail donné le 23 mars 2012 par l’ambassade d’Haïti à Rome. J’en garde un souvenir précieux tant le raffinement, l’élégance, l’hospitalité, le savoir-faire et l’efficacité professionnelle du personnel de nos deux ambassades (près le Saint-Siège et près l’Italie) se sont avérés tout naturellement à la hauteur de ces « Journées romaines de la Francophonie ». Et il m’est agréable de noter que ces savoir-faire, hospitalité et efficacité sont aussi le fait avéré de Mme Johanne Larivière-Tieri, Attachée aux affaires culturelles et éducatives à la Délégation générale du Québec en Italie que dirige une amie d’Haiti, Mme Amalia Daniela Renosto. Le temps d’une réflexion ouverte, je me suis mis à rêver que nos représentations diplomatiques outre-mer puissent enfin, un jour prochain, être dotées d’un personnel aussi compétent, hautement professionnel et efficace que celui en poste en Italie… Cadrage : le cocktail offert par l’ambassade d’Haïti à Rome, bellement festif, et auquel participaient nombre de diplomates accrédités en Italie, avait le panache des grandes célébrations préparées avec soin et soucieuses de donner une image positive d’Haïti : exposition de sculptures, de fer forgé, de peintures et d’objet d’artisanat; dégustation de plats traditionnels haïtiens; exposition de livres et de revues haïtiennes; exposition des récentes créations vestimentaires de la designer italo-haïtienne Stella Maria Novarino, belle comme un poème d’eau fraîche…
La séquence littéraire de ce cocktail –présidé avec l’intelligence du cœur par l’ambassadeur Karl-Henry Guiteau, auquel a répondu symétriquement en introduction de bienvenue le représentant ad interim d’Haïti en Italie, Carl Benny Raymond, les deux admirablement secondés par Laurence Durand, une professionnelle de haut niveau, à l’instar de Mmes Nathalie Castera-Hahn, Monette Etienne Donat-Cattin et Danielle Longo–, a été brillamment introduite par l’Haïtienne Marie Hélène Laforest, professeure de lettres caribéennes à L’Università degli Studi di Napoli « L’Orientale ». Elle a su circonscrire, avec rigueur et hauteur de propos, la poétique de Robert Berrouët-Oriol ainsi que le projet esthétique de Dany Laferrière. L’un des temps forts de cette soirée ? La récitation d’extraits de mes livres « En haute rumeur des siècles » et « Poèmes du décours » aux côtés de l’ami Dany Laferrière lisant des extraits de « L’énigme du retour » (Éditions du Boréal et Éditions Grasset, Prix Médicis 2009). Plusieurs personnes de l’assistance, Italiens, Haïtiens et Français, m’ont confié en avoir été émues…
Mon séjour en Italie s’est éteint le 24 mars 2012 par une visite guidée de la Cité du Vatican, de ses jardins et de ses musées. Mais comment dire le torrentiel éblouissement esthétique que l’on ressent à la Chapelle Sixtine ou devant cette œuvre immortelle de Michel-Ange, « La Creazione dell’uomo » ? Comment donc verbaliser l’émotion d’une âme païenne, la mienne, à chaque carrefour de Rome, ville-musée offrant à chacun de mes pas et avec volupté la diversité de son architecture et de ses cuisines régionales et ville pourtant branchée sur la modernité du XXIe siècle ?
D’évidence, il faut (re)embrasser Rome, ses ruines, ses palais, ses dédales de sous-sols aux relents archéologiques, le grouillement ruche de ses venelles, ses innombrables musées au participe passé comme au subjonctif présent et (re)naître pour en dire l’extraordinaire incipit…
[ NDLR : Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude théorique portant sur « Les écritures migrantes et métisses au Québec » (Quebec Studies, Ohio, 1992). Sa dernière oeuvre littéraire, « Poème du décours » (Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Ancien enseignant à la Faculté de linguistique d’Haïti, il est également coordonnateur et coauteur du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » — Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011.]