— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La consultation récente d’un dossier consacré aux « outils d’aide à la rédaction » en français a tout naturellement débouché sur la question suivante : en Haïti, les langagiers qui rédigent en créole disposent-ils du même type d’instruments rédactionnels ? Pour explorer adéquatement les différents aspects de cette question, il y a lieu de préciser d’entrée de jeu la signification de certains termes-clés. Le terme « langagier » est ainsi défini par Termium Plus, la banque de données terminologiques et linguistiques du gouvernement du Canada : « /Professionnel de la langue/ Nom masculin. Personne qui exerce une profession dans le domaine linguistique, notamment en traduction, en interprétation, en terminologie, en rédaction ou en révision, ou qui est impliquée dans un programme de formation linguistique ». La fiche terminologique de Termium Plus consigne plusieurs équivalents anglais pour le terme « langagier » : « language professional », « professional language user », « language worker » et « language practitioner », ce qui renvoie aux sèmes définitoires concordants indiquant qu’il s’agit de « professionnels » et d’« usagers » de la langue oeuvrant entre autres en rédaction ou en révision de textes de nature diverse. Le terme « outil d’aide à la rédaction » désigne un large éventail d’instruments divers dédiés à la rédaction, édités au format papier ou accessibles gratuitement sur Internet et conçus à l’intention des langagiers. Termium Plus en fournit des modèles, qui ont pour appellation « Guides de rédaction et de révision », « Chroniques et capsules linguistiques », « Principes directeurs en révision professionnelle », « Protocole de rédaction législative bilingue » et « Rédaction des lois : rendez-vous du droit et de la culture ». Le Centre de langues de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke a élaboré son « Guide linguistique » accessible lui aussi gratuitement sur le Web et qui comprend notamment « le français en outils : la rédaction inclusive, les rectifications orthographiques, les règles et protocoles rédactionnels, les ouvrages de référence, la vulgarisation scientifique, les ressources en ligne et les capsules linguistiques ». Pour sa part, en accès direct et gratuit sur le Web, la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française –en complément du GDT, le Grand dictionnaire terminologique qui consigne plus de 3 millions de termes techniques et scientifiques anglais-français–, « propose des explications, accompagnées d’exemples, sur des difficultés de la langue de tous les jours ». De manière plus ciblée, la Banque de dépannage linguistique « traite de divers sujets associés à la langue courante qui peuvent être la source de questionnements. Le contenu qu’elle présente porte notamment sur l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire, la typographie, la rédaction et la communication ».
Sur le plan des ressources accessibles au format papier ou en accès direct et gratuit sur Internet, les « outils d’aide à la rédaction » en langue française sont donc multiples et variés. En voici un bref tableau indicatif.
Tableau 1 – Échantillon d’outils d’aide à la rédaction en langue française
Titre de la ressource rédactionnelle |
Éditeur et public-cible |
Remarques de Robert Berrouët-Oriol |
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Dictionnaire Le Robert |
Société Le Robert. Grand public |
Format papier + Version compacte et gratuite sur le Web |
Dictionnaire Le Larousse |
Société Le Larousse. Grand public |
Format papier + Version compacte et gratuite sur le Web |
Dictionnaire USITO |
Université de Sherbrooke. Grand public |
Accessible gratuitement et uniquement sur le Web |
Dictionnaire des francophones (DDF) |
Institut international pour la Francophonie. Grand public |
Accessible gratuitement et uniquement sur le Web |
Dictionnaire Hachette |
Groupe Hachette livre. Grand public |
Format papier |
Dictionnaire Le Littré |
Société Le Littré. Grand public |
Format papier + Version compacte et gratuite sur le Web |
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Le français au bureau |
OQLF. Secrétaires administratives et gestionnaires |
Format papier uniquement + Une centaine de modèles de communications écrites accessibles sur le Web |
Antidote |
Société Druide informatique |
Guide de rédaction, dictionnaire et correcteur orthographique. Logiciel payant accessible uniquement sur le Web. |
Guides de rédaction et de révision |
Termium Plus. Rédacteurs divers |
Accessibles gratuitement et uniquement sur le Web |
Chroniques et capsules linguistiques |
Termium Plus. Rédacteurs divers |
Accessibles gratuitement et uniquement sur le Web |
Guide linguistique |
Termium Plus. Rédacteurs divers |
Accessible gratuitement et uniquement sur le Web |
Clés de la rédaction |
Termium Plus. Rédacteurs divers |
Accessible gratuitement et uniquement sur le Web |
Cet échantillon d’outils d’aide à la rédaction en langue française indique que les principaux instruments rédactionnels se divisent en deux grandes catégories complémentaires, les dictionnaires et les guides. Sur le plan lexicographique, ces dictionnaires sont réputés à l’échelle internationale pour leur valeur descriptive du français actuel, tandis que le « Dictionnaire des francophones » œuvre à rassembler les mots en usage dans toutes les aires francophones du monde. Le dictionnaire USITO consigne pour sa part les termes français en usage dans l’espace canadien (les québécismes, les mots désignant des réalités typiquement québécoises, canadiennes ou nord-américaines). De leur côté, les guides se caractérisent par leur orientation fonctionnelle, « pragmatique », axée sur la modélisation de l’activité rédactionnelle en français : selon le public visé, comment rédiger, quels sont les principes de base et les protocoles de la rédaction, les difficultés grammaticales et orthographiques, etc.
Les langagiers disposent-ils de véritables outils d’aide à la rédaction en créole haïtien ?
La question de départ est donc centrale pour explorer les processus rédactionnels chez les langagiers créolophones : l’activité rédactionnelle en créole haïtien peut-elle aujourd’hui prendre appui sur des outils d’aide à la rédaction comme c’est le cas en rédaction française ? Autre façon de poser cette question de fond : existe-il, en créole haïtien, des outils d’aide à la rédaction, notamment depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987 ? Qui est-ce qui rédige en créole en Haïti ? Pour quels lectorats-cibles écrit-on ? Et l’activité rédactionnelle en créole se déroule-t-elle en grande partie dans la presse écrite ou dans la presse parlée ou dans les deux ?
Pour répondre adéquatement à ces questions, il faut au préalable rappeler les principales caractéristiques sociolinguistiques du langagier haïtien : il est un sujet bilingue créole-français ; il a été scolarisé en français ; selon l’école fréquentée, il a suivi quelques cours dispensés en créole durant sa scolarité. Selon le cas, le langagier haïtien exerçant la profession de journaliste a suivi –parfois ? souvent ? la plupart du temps ?–, une formation en journalisme à la Faculté des sciences humaines ou à l’École des médias ou à Maurice communication ou à CESFAH/École de journalisme, etc. Le langagier haïtien est également un enseignant soucieux de rédiger ses cours en créole au profit d’élèves unilingues créolophones, ou encore il est un spécialiste de la publicité, rédacteur de spots publicitaires en créole. Toujours sur le registre de l’écrit, le langagier haïtien est un rédacteur de manuels scolaires en créole (à titre individuel ou chez un éditeur de manuels scolaires tel que les Éditions Henri Deschamps). Et dans un nombre indéterminé de cas, le langagier haïtien est un traducteur (français-créole, anglais-créole) ou un interprète exerçant sa profession à titre individuel ou au sein d’une institution nationale ou internationale.
Tableau 2 – Typologie des textes rédigés en créole
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Destinataires : grand public |
Destinataires : grand public |
Destinataires : écoliers et institutions scolaires |
Destinataires : différents personnels administratifs ; juristes |
Destinataires : personnels spécialisés, écoles techniques |
Caractéristiques générales du niveau de langue |
Caractéristiques générales du niveau de langue |
Caractéristiques générales du niveau de langue |
Caractéristiques générales du niveau de langue |
Caractéristiques générales du niveau de langue |
Textes généralistes dits « neutres » à dominante informative |
Textes promotionnels ciblés à dominante informative |
Textes spécialisés à dominante pédagogique |
Textes généralistes dits « neutres » à dominante informative |
Textes « pragmatiques » spécialisés à dominante descriptive et informationnelle |
Volume global non dénombré |
Volume global non dénombré |
Volume global non dénombré |
Volume global non dénombré |
Volume global non dénombré |
La typologie des textes rédigés en créole n’a pas encore fait l’objet, en Haïti, d’une exhaustive enquête de terrain à l’échelle nationale. Les données factuelles dont nous disposons –qui devront être confirmées ultérieurement et qui ne prennent pas en compte la rédaction de textes littéraires créoles–, indiquent que les textes rédigés en créole appartiennent par ordre croissant aux domaines listés dans le tableau 2. La rédaction journalistique occuperait ainsi le haut du pavé en termes de volume de textes rédigés en créole, tandis qu’en rédaction scientifique et technique il semble que l’on produirait un volume moins élevé de textes rédigés en créole. En dépit de l’absence de données d’enquête systématique sur tous les aspects de la rédaction en langue créole, l’observation de terrain fournit quelques éléments d’évaluation analytique. Ainsi, l’étiquette exploratoire « Caractéristiques générales du niveau de langue » permet de classer les textes rédigés en créole selon les critères descriptifs suivants : (1) en rédaction journalistique ce sont des textes généralistes dits « neutres » à dominante informative et ciblant le grand public ; (2) en rédaction publicitaire l’on trouve des textes promotionnels ciblés à dominante informative ; (3) en rédaction de manuels scolaires ce sont des textes spécialisés à dominante pédagogique ; (4) en rédaction administrative l’on a affaire à des textes généralistes dits « neutres » et à dominante informative ; (5) en rédaction scientifique et technique l’on trouve des textes « pragmatiques » spécialisés à dominante descriptive et informationnelle.
La rédaction journalistique en langue créole s’est généralisée dans les médias à la fin des années 1980. Elle s’est effectuée au creux d’un bilinguisme inégalitaire, celui de la minorisation institutionnelle du créole à l’échelle nationale et de l’usage dominant du français en particulier dans le système éducatif national. Le politologue Glodel Mezilas éclaire ce bilinguisme inégalitaire de la manière suivante : « Dans les médias, les deux langues sont utilisées. Mais la presse écrite accorde une place majoritaire au français. Quelques revues hebdomadaires comme Haïti en Marche, L’Union, Haïti Observateur, Haïti Progrès publient quelques articles en créole. D’autres journaux sont publiés exclusivement en créole [:] Jounal Libète, Boukan, Bon Nouvel et Soley Leve » (Glodel Mezilas : « La trajectoire du français et du créole en Haïti », Tanbou, édition hiver–printemps 2008). Entièrement rédigé en créole, l’hebdomadaire Libète a été diffusé de 1991 à 1997, date de sa fermeture. Le mensuel Bon nouvèl, lancé en 1967 à raison de 10 000 copies, est lui aussi entièrement rédigé en créole.
Tableau 3 – Langue de rédaction des principaux titres de la presse écrite haïtienne
Titre de la publication |
Langue(s) de rédaction |
Périodicité |
Format papier |
Accès Web |
1/ Le Nouvelliste |
Français (1) |
Quotidien |
Oui |
Oui |
2/ Ticket Magazine |
Français |
Hebdomadaire |
Oui |
Oui |
3/ Ayibopost |
Français (2) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
4/ Juno 7 |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
5/ Chokarella |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
6/ Port-au-Prince Post |
Français (3) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
7/ Loop Haiti |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
8/ Ted’Actu |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
9/ Alterpresse |
Français et créole (4) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
10/ Le National |
Français (5) |
Quotidien |
Oui |
Oui |
11/ Haiti Press Network |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
12/ RezoNòdwès |
Français (6) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
13/ VantBèfInfo |
Français (7) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
14/ Haïti Libre |
Français |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
15/ Tripotay Lakay |
Français (8) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
16/ Trip Foumi Enfo |
Français (9) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
17/ Boukan News |
Français (10) |
Quotidien |
Non |
Accès Web uniquement |
18/ Bon nouvèl |
Créole |
Mensuel |
Oui |
Non |
Les observations de Glodel Mezilas citées plus haut sont exactes et elles sont systématisées dans l’ample étude réalisée par le Bureau de l’Unesco en Haïti et la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. Parue en août 2020, cette étude a pour titre « Évaluation de l’échosystème d’information de Port-au-Prince ». Les données consignées à la page 41 de cette étude nous ont permis d’identifier 18 titres de publications, et sur le registre de la langue de rédaction des articles contenus dans ces publications, notre analyse confirme que le français occupe la première place. Seul le mensuel Bon nouvèl est entièrement rédigé en créole tandis que AlterPresse, seul site véritablement bilingue français-créole, comprend une section autonome et permanente de textes rédigés en créole. Sur l’ensemble des publications, 3 sont diffusées à la fois au format papier et en accès Web, et 15 ne sont accessibles que sur le Web.
En ce qui a trait à la langue de rédaction des principaux titres de la presse écrite haïtienne, il y a lieu de formuler, à partir du tableau 3, les remarques suivantes :
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Le Nouvelliste publie régulièrement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
-
Ayibopost publie ponctuellement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
-
Port-au-Prince Post publie ponctuellement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
-
L’agence en ligne Alterpresse se distingue sur le plan linguistique : elle comprend une section régulière où les articles sont rédigés en créole.
-
Le National publie régulièrement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
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Rezonòdwès publie régulièrement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
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En dépit du titre de cette publication, VantBèfInfo ne publie pas de textes rédigés en créole.
-
En dépit du titre de cette publication, Tripotay Lakay ne publie pas de textes rédigés en créole.
-
En dépit du titre de cette publication, Trip Foumi Enfo ne publie pas de textes rédigés en créole.
-
Boukan News publie ponctuellement un nombre indéterminé de textes rédigés en créole.
La rédaction en langue créole, réputée majoritaire dans la presse parlée, se caractérise par l’observance de l’usage de l’orthographe officielle du créole. Sur le registre de l’écrit, un nombre indéterminé de ministères et d’institutions publiques diffusent en créole des textes à caractère informatif, mais l’État haïtien ne se conforme toujours pas à l’obligation de publier tous ses documents administratifs et juridiques en créole (article 40 de la Constitution de 1987). L’extrait suivant est un exemple de rédaction journalistique en langue créole :
« Festival entènasyon literati kreyòl [FEL] la ap pati pou 3e edisyon l. Randevou kase sòti premye pou rive 5 desanm 2021 an, pou responsab ak tout moun k ap batay pou lang kreyòl la vin bwase lide sou tout sa ki sèvi lang kreyòl la kòm angrenay. Pou lane 2021 an festival la ap dewoule sou tèm : « Literati nan konstriksyon moun » [sic]. Plis pase yon espas pwomosyon, valorizasyon ak difizyon, FEL se yon vitrin pou pwodiksyon literè lang kreyòl bay kalinda nan pèspektiv pou rapwoche, kreye deba ak bon jan diskisyon nan mitan ekriven, entèlèktyèl, lektè, powèt pèp kreyolofòn yo. Konsa, Festival entènasyonal literati kreyòl louvri an lagan pou Matinik, Gwadloup, Sentlisi, Sechèl ak tout lòt peyi kreyolofòn. FEL se yon inisyativ emisyon literè Pawòl kreyòl sou Signal FM powèt Jean Baptiste Anivince ap anime depi avril 2017, selon yon pwopozisyon istoryen ayisyen Michel Soukar. OMDAC (Organisation martiniquaise pour le développement de l’art et de la culture) ak Fondation Maurice Sixto se patenè òganizatè evennman an depi kreyasyon l » (Darline Honoré, « Youn, de, twa…: Festival entènasyonal literati kreyòl ap rapousuiv chimen l », Fernando Live News, 22 novembre 2021). De manière très succincte, l’on observe que cet article est un texte journalistique généraliste à dominante informative et ciblant le grand public, il situe l’événement dans le temps et renseigne sur ses origines et ses objectifs. Toutefois le segment « nan konstriksyon moun » du thème général du Festival, « Literati nan konstriksyon moun », affiche un haut degré de sémantisme zéro et demeure obscur et incompréhensible au locuteur créolophone, mais il présente à son insu l’avantage de renvoyer à la problématique de la « translittération » de la langue de départ, ici le français, à la langue d’arrivée, le créole, dans le processus rédactionnel en créole. Il faudra revenir là-dessus.
Les données factuelles dont nous disposons permettent de proposer des éléments de réponse à notre question de départ, « Les langagiers disposent-ils de véritables outils d’aide à la rédaction en créole haïtien ? ».
De manière générale, l’on observe qu’il n’existe pas de documents de référence exposant une modélisation de la rédaction en créole haïtien. Au terme d’une ample recherche documentaire, nous n’avons pas retracé de documents de type « Guide de rédaction », « Outils rédactionnels » ou « Protocole de rédaction » en créole. Ces instruments de premier plan de la rédaction en langue créole sont donc absents de la « boîte à outils » du langagier haïtien alors même qu’un nombre croissant de locuteurs haïtiens revendique une alerte compétence en rédaction créole qui n’a pas encore été analysée ni quantifiée. L’inexistence d’outils de référence modélisant la rédaction en créole renvoie toutefois et nécessairement à la problématique de la didactisation du créole telle qu’analysée sous différents aspects dans le livre collectif « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Elle renvoie également à la problématique de la standardisation du créole et à ce chapitre la contribution analytique de plusieurs linguistes mérite la meilleure attention. Ainsi, le lecteur curieux lira avec profit l’article fort éclairant de Hugues Saint-Fort, « Éléments pour une standardisation de la langue créole haïtienne » paru dans la revue Kreolistika no 2, mars 2022. Il lira également les contributions de grande amplitude analytique d’Albert Valdman, notamment « Le cycle vital créole et la standardisation du créole haïtien » (revue Études créoles X-2, 1987), ainsi que « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, volume X / 1, 2005). La problématique de la standardisation du créole a aussi été amplement abordée par la linguiste émérite Marie-Christine Hazaël-Massieux dans son étude « L’écriture des créoles français au début du 3e millénaire : état de la question » parue dans la Revue française de linguistique appliquée (2005/1 (vol. X). La problématique de la standardisation du créole est étudiée avec hauteur de vue par le linguiste Renauld Govain dans la remarquable étude qu’il a publiée en tandem avec Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
Sur le registre de l’apprentissage de la rédaction de textes divers en créole, plusieurs centres de formation en journalisme ont pignon sur rue en Haïti, mais ces centres ne disposant pas de véritables site Web, il est difficile de savoir s’ils dispensent un quelconque programme de formation spécifique en rédaction créole. Il est attesté que le journalisme est enseigné à la Faculté des sciences humaines, à l’École des médias, au centre Maurice communication, au CESFAH/École de journalisme, etc. Et depuis quelques années, des cours de traduction en lien avec les « techniques d’expression créole » sont dispensés à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et à l’École supérieure de traduction et d’interprétation (ESTI), mais nous ne disposons pas pour l’heure du contenu détaillé de ces cours. Il est donc difficile, en l’état actuel des données disponibles, de déterminer si l’on enseigne uniquement des « techniques d’expression créole » ou si l’enseignement universitaire fournit un cadre méthodologique de référence en rédaction créole.
Sur le registre des outils lexicographiques d’aide à la rédaction en créole, le langagier haïtien dispose d’un très mince catalogue de dictionnaires et de lexiques. Dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » paru en Haïti dans Le National du 21 juillet 2022, nous avons répertorié 75 ouvrages dont 64 dictionnaires et 11 lexiques, et en termes d’évaluation lexicographique nous avons démontré que seuls 9 de ces ouvrages ont été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
Tableau 4 – Dictionnaires et lexiques créoles conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Date d’édition |
Éditeur |
Caractéristiques matérielles |
|
Pradel Pompilus |
1958 |
Université de Paris |
Livre imprimé |
|
Pradel Pompilus |
1961 |
SNE |
Livre imprimé |
|
Alain Bentolila (et al.) |
1976 |
Éditions caraïbes |
Livre imprimé |
et II) |
Albert Valdman (et al) |
1981 |
Creole Institute Bloomington University |
Livre imprimé |
|
Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
Livre imprimé |
|
Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
Livre imprimé |
|
Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.) |
2001 |
Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
Livre imprimé |
|
Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
Livre imprimé |
|
Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies |
2017 |
Indiana University Creole Institute |
Livre imprimé |
Il est utile de souligner le fait que, parmi ces ouvrages, les plus récents ont été publiés entre 2001 et 2017 et aucun d’entre eux n’est accessible en accès direct et gratuit sur le Web. Il n’a pas été possible d’effectuer sur Internet une recherche documentaire à la Bibliothèque nationale d’Haïti afin de savoir si ces dictionnaires y sont répertoriés et s’ils sont accessibles au public. Inaugurée en 1940 mais dépourvue en 2023 du plus élémentaire site Web, la Bibliothèque nationale d’Haïti abriterait, semble-t-il, plus de 60 000 ouvrages repartis en 10 thèmes. Dépositaire du dépôt légal en Haïti, il semblerait que cet établissement public soit l’un des plus grands répertoires bibliographiques d’Haïti…
Dans le domaine précis des outils lexicographiques d’aide à la rédaction en créole, il n’existe pas encore de dictionnaire unilingue créole ni de dictionnaire bilingue français-créole élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Les dictionnaires les plus rigoureux au plan scientifique sont ceux qui ont été élaborés par Albert Valdman et ses équipes du Creole Institute à l’Université d’Indiana. Il est attesté que certains dictionnaires, rédigés du seul fait d’un individu autoproclamé « lexicographe » parce qu’il est de langue maternelle créole, relèvent d’un amateurisme banalisé et nous avons démontré, par exemple, que les deux seuls dictionnaires unilingues créoles (le Vilsen et le Trouillot) sont lourdement lacunaires au plan du contenu des rubriques notionnelles et qu’ils n’ont pas été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », Le National, 12 juillet 2022).
Sur le registre des outils lexicographiques d’aide à la rédaction en créole, le langagier haïtien dispose donc de très peu de ressources auxquelles il peut faire appel. Qu’il s’agisse de rédaction journalistique, de rédaction publicitaire, de rédaction de manuels scolaires, de rédaction administrative, de rédaction juridique et de rédaction scientifique et technique, le langagier haïtien n’a à sa disposition ni « Guides de rédaction » créole ou « Guides linguistiques » créoles ni ressources dictionnairiques à jour au format papier ou consultables sur le Web. Il est probable que certains éditeurs de manuels scolaires aient élaboré, pour leurs besoins internes, des documents de type « Guides de rédaction » créole, mais nous n’avons pas encore pu le vérifier. La production d’outils lexicographiques d’aide à la rédaction en créole constitue un grand défi qui devra être relevé dans un cadre institutionnel, celui notamment de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti en lien notamment avec les éditeurs de manuels scolaires et les associations de journalistes. L’élaboration et la conduite d’un grand chantier de production de guides de rédaction créole et d’outils lexicographiques d’aide à la rédaction en créole vont certainement contribuer à la détermination d’une norme de référence en rédaction créole.
Montréal, le 18 janvier 2023