« Les irrévérencieux » : un théâtre populaire de qualité.

— Par Roland Sabra —

les_irreverencieux-3Pantalone est un des principaux personnages de la Commédia dell’ arte. Il en est d’autres comme Le capitaine. Ces deux là on les retrouve dans « Les irrévérencieux » de la Compagnie Théâtre des Asphodèles. Drôle de nom pour une troupe de théâtre. S’agit-il des fleurs ou de la Plaine des Asphodèles ce lieux des enfers où séjournent les fantômes des morts qui durant leur vie n’ont commis ni bien ni mal et sont néanmoins condamnés à une errance infinie ?
Thierry Auzer, personnage volubile et directeur de la troupe, un jour comme ça au cours d’une conversation lance « le hip-hop c’est la Commédia dell’Art de ce siècle ! ». Surprise dans un premier temps et puis à bien y réfléchir on se dit que peut-être le raccourcis contient plus de vérité qu’il n’y paraît à la première écoute. Que peut-être les qualités d’improvisations, l’extraordinaire souplesse corporelle des comédiens, véritables gymnastes accomplis, n’est pas sans rapport avec l’énergie et la vitalité gestuelle exigée par la breakdance. Le metteur en scène de la troupe, Luca Franceschi et Stéphane Lam soumettent l’idée aux comédiens qui vont proposer, suggérer, improviser, et finalement permettre la construction d’un spectacle à la fois fidèle à la Commédia dell’Arte et follement innovant.
On y retrouve le goût de la farce carnavalesque, les jeux de masques, le mélange des dialectes, en l’occurrence ici, des langues, les acrobaties de gymnastes, les pitreries clownesques de ces troupes qui depuis le XVI ème siècle ont parcouru l’Europe entière, se moquant des puissants, bravant la censure et faisant la satire des différentes conditions sociales et culturelles.

L’argument est un tantinet shakespearien. « Pantalone, maître d’une île, est le père de trois jeunes filles qui, chacune s’exprimant dans une langue différente, figurent une société de partage, multiculturelle, ouverte sur les autres. Mais Pantalone est maintenant sensible à une autre vision de la société, celle formulée par le Duc Orlando, businessman sans scrupule qui rêve d’un monde régi par le consumérisme. Pantalone compte s’associer au projet du Duc ; en échange il devra lui donner en mariage une de ses trois filles. »
L’arrivée triomphale du règne de la marchandisation généralisée est signifiée par le débarquement en grandes pompes du Duc Orlando entouré d’ »orlandettes ». Arrivée précédée d’un étonnant concert de human beatbox, cette technique qui consiste à imiter des instruments en utilisant la voix, principalement les percussions. C’est un chant a cappella (sans accompagnement instrumental) et qui donne la sensation d’entendre une polyphonie. Multivocalisme qui a suivi l’apparition du Hip-hop et qui sera prétexte à plusieurs démonstrations très réussies pendant le spectacle grâce notamment au professionnalisme dont feront preuve les comédiens. Si l’on ajoute quelques exploits corporels comme se gratter l’oreille avec le gros orteil, quelques pantalonnades, forcément, quelques vagues sorcières, une poignée d’elfes, un chasseur de primes, mi rappeur, mi ours des forêts, une nunuche écolo enamourée on obtient un cocktail pétillant voire hilarant et une franche rigolade. La critique sociale n’est jamais loin même si la forme exagérée qu’elle se donne prend le pas sur ce qu’elle a à nous dire de nos travers, de nos aliénations aux objets. A cet égard une scénette sur l’asservissement aux smartphones était d’autant plus bienvenue, que du balcon où nous étions avec vue plongeante sur le parterre, nous avions constaté de visu, quelques peu effrayés, avant que le spectacle ne commence, une multitude de spectateurs agrippés à leurs téléphones, soit le plus souvent relisant à l’infini leurs messages passés, soit plus rarement« textotant », ou encore revoyant une énième fois les selfies et autres photos embarqués dans l’appareil. Vision terrifiante d’un monde orwellien confirmée avant que les lumières ne s’éteignent par les nombreux refus d’éteindre le portable, simplement passé en mode vibreur au fond du sac. Enfin pas trop profondément enfoui le portable, si jamais un appel survenait…

Que reste-t-il au sortir de la salle de théâtre après avoir vu « Les irrévérencieux » ? Le plaisir d’avoir passé un bon moment, d’avoir vu une belle performance corporelle, d’avoir franchement rigolé, d’avoir été plié à se tenir les côtes devant l’outrance revendiquée du genre. Ce n’est pas si fréquent en temps troublés. Merci à la programmation du T.A.C. de nous offrir ces moments joyeux et populaires, car c’est bien cela dont il s’agit : d’un théâtre populaire de qualité.

Fort-de-France, le 22/01/2016

R.S.