— Par Michel Herland —
« Nous sommes les uns et les autres trop éloignés de soi-même, trop à la dérive dans les choses… c’est au sein des choses, de l’objet que nous nous retrouverons. »[1]
Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Textes inédits réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015, 678 p., 26 €.
Tous les Fanoniens, et au-delà tous ceux qui souhaitent mieux connaître le militant exemplaire de la lutte anticoloniale, le « guerrier-silex » de Césaire[2], vont devoir se précipiter sur un ouvrage désormais indispensable. Ce gros recueil présente les diverses facettes de l’œuvre de Fanon, à l’exclusion de l’homme intime : la médecine psychiatrique, la politique et – plus inattendue – la littérature, puisque il fut aussi, pendant ses années d’étudiant, l’auteur de deux pièces de théâtre (L’œil se noie et Les Mains parallèles). Les textes rassemblés dans ces Écrits ne constituent pas toujours des « inédits » au sens strict : une thèse de médecine est « publiée » et a fortiori les actes d’un congrès médical ou des articles d’El Moudjahid. Tout n’est d’ailleurs pas uniquement de la main de Fanon : il en va ainsi pour certains articles scientifiques co-signés avec un autre auteur, de même que pour les articles du journal du FLN, lesquels, à l’inverse, n’étaient jamais signés.
Il faut ici rappeler le destin exceptionnel d’un homme né le 20 juillet 1925 en Martinique, enlevé prématurément, à quarante-six ans, par un cancer, qui s’est engagé aux côtés des Forces françaises libres, qui a fait la guerre, a été blessé, a entrepris ensuite le long cursus universitaire conduisant au médicat des hôpitaux psychiatriques, a pratiqué son métier en Algérie, puis – après qu’il en ait été expulsé – à Tunis où il rejoignit parallèlement la rédaction d’El Moudjahid, qui devint l’ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique, avant de s’éteindre dans un hôpital américain, le 6 décembre 1961. Et qui a trouvé le temps d’écrire et de faire publier trois livres dont deux, au moins – Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la terre (1961, préfacé par Jean-Paul Sartre) – toujours utiles aujourd’hui. La correspondance réunie dans la dernière partie des Écrits rend compte de cette aventure éditoriale tant en France qu’en Italie. Rappelons que Les Damnés de la terre comme L’An V de la révolution algérienne, publiés tous deux en France chez Maspéro, seront saisis par la police.
Militant exemplaire de l’anticolonialisme, Fanon en fut aussi l’un des plus lucides et il n’a rien caché des turpitudes des élites africaines une fois arrivées au pouvoir. Il a cru, malgré tout, que le sort de l’Algérie pourrait être différent. « Le peuple algérien, est-il écrit dans l’un des articles d’El Moudjahid considéré comme reflétant la pensée de Fanon, veut se libérer du colonialisme, mais cette libération, il ne la conçoit que dans une perspective révolutionnaire impliquant la fin des féodalités et la destruction de toutes les structures économiques de la colonisation. »[3] Fanon ne pouvait pas prévoir la situation actuelle de l’Algérie où le pouvoir et les richesses sont confisqués par une clique contrôlée par des « rboba » sans foi ni loi.[4] Mais l’on ne peut s’empêcher de voir chez lui, s’agissant d’une cause à laquelle il avait tout sacrifié, un certain romantisme révolutionnaire. Trop d’exemples montrent en effet combien il y a loin de l’enthousiasme patriotique et égalitaire qui anime les combattants pour la liberté aux régimes qu’ils mettront en place par la suite. Et l’Algérie, hélas, n’a pas fait exception.
On ne sait que trop, aujourd’hui, les ravages provoqués par des musulmans fanatisés au nom de leur « Dieu miséricordieux ». Or l’Algérie est un pays musulman. On lit dans le même article d’El Moudjahid que « le peuple algérien est à la fois le plus nationaliste et le plus ouvert qui soit, le plus fidèle à l’islam et aussi le plus accueillant aux valeurs extra-islamiques ». Comme pour la citation précédente, il faut évidemment faire la part de la propagande puisque El Moudjahid était l’organe officiel du FLN. D’autant que, sur le point particulier de l’islam, on n’ignore pas la méfiance de Fanon. On en a une preuve dans les Écrits avec la lettre adressée à Ali Shariati, un Iranien qui traduisit quelques-uns de ses textes en persan : « je pense que ranimer l’esprit sectaire et religieux entraverait davantage cette unification nécessaire [de la nation]… C’est ce que je redoute et qui m’angoisse dans les efforts des militants intègres de l’Association des oulémas maghrébins… »[5]
Il est impossible de recenser ici tout ce qui retient l’attention à la lecture des nombreux textes réunis dans les Écrits. C’est sans doute dans la partie psychiatrique que le fanonien de base, non médecin, fera le plus de découvertes, peut-être pas dans la thèse (Aliénation mentale, modifications caractérielles, troubles psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérébelleuse…, 1951), même si certains passages complètent utilement Peau noire, Masques blancs que Fanon rédigeait au même moment, plutôt au fil des communications et articles divers. Ce n’est pas sans une certaine stupéfaction qu’on découvrira, par exemple, les « théories » des médecins coloniaux d’avant la seconde guerre mondiale, fondateurs d’une ethnopsychiatrie qui expliquait tout ce qu’ils ne parvenaient pas à comprendre chez « l’indigène nord-africain » par son « puérilisme mental » et, plus généralement, son « primitivisme ».[6] Fanon insiste pour sa part judicieusement sur la situation particulière du colonisé lorsqu’il faut expliquer, par exemple, son attitude à l’égard du travail ou de la sincérité. Ainsi sa « paresse fait [-elle] face à la rapacité du colon, à son empressement à gagner de l’argent. C’est une paresse qui est vécue dans le contexte colonial comme volonté de ne pas rendre aisé le profit ; c’est une conduite de chapardeur ».[7]
Quant au mensonge, Fanon qui s’y est intéressé en tant qu’expert auprès des tribunaux, a été frappé de rencontrer des criminels que tout accablait et qui, bien qu’étant passés aux aveux dans un premier temps, niaient ensuite farouchement leur crime tout en paraissant exempts de tout sentiment de culpabilité. L’interprétation proposée à ce sujet rejoint certaines analyses des territoires français d’outre-mer actuels selon lesquelles l’État français n’y serait (et ne s’y sentirait) pas légitime, ce qui expliquerait bien des dérives. Dans une colonie comme l’Algérie, a fortiori pendant la guerre d’indépendance, « l’Arabe » coupable – tout au moins celui qui se réfugie ainsi dans le déni – se déclare innocent, selon Fanon, parce qu’il ne reconnaît pas au tribunal légal le droit de le juger. « Il y a un pôle mental de l’aveu : ce que l’on nommerait sincérité. Mais il y a aussi un pôle civique et l’on sait qu’une telle position était chère à Hobbes et aux philosophes du contrat social. J’avoue en tant qu’homme et je suis sincère. J’avoue aussi en tant que citoyen et j’authentifie le contrat social. »[8]
On n’a dit mot jusqu’ici des deux pièces de théâtre. Il faut les lire parce qu’elles révèlent un Fanon auquel on ne s’attendait guère. Gageons, en effet, que leur thématique existentialiste et leur lyrisme échevelé en dérouteront plus d’un.
[1] Lettre à Maurice Despinoy, janvier 1956, Écrits, p. 355.
[2] Aimé Césaire, « Par tous mots guerrier-silex », Moi, laminaire, diverses éditions.
[3] « Une révolution démocratique », El Moudjahid, 15 novembre 1957, Écrits, p. 478.
[4] Voir par exemple, d’un observateur très bien informé, le dernier livre de Yasmina Khadra, consacré à l’Algérie, Qu’attendent les singes (Paris, Julliard, 2014), qui fait froid dans le dos.
[5] Lettre à Ali Shariati, 1961, Écrits, p. 543.
[6] « Considérations ethnopsychiatriques », Écrits, p. 343.
[7] Cours de psychopathologie sociale à l’Institut des hautes études de Tunis (notes prises par Lilia Ben Salem), Écrits, p. 444-445. À rapprocher du Portrait du colonisé d’Albert Memmi (1957), auquel Fanon fait d’ailleurs allusion dans un article de 1959 (Écrits, p. 525).
[8] « Conduite d’aveu en Afrique du Nord », résumé de la communication de F. Fanon au Congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue française, Nice, 1955. Écrits, p. 351.