Les Indo-Européens, un peuple zombie

— Par Boris Valentin, professeur d’archéologie —

proto_indo_europeenMais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident Jean-Paul Demoule, Éditions du Seuil, 752 pages, 27 euros.

La plupart des langues d’Europe, actuelles ou mortes, présentent divers niveaux de ressemblance entre elles et avec des parlers iraniens et indiens. Ces correspondances, relevées dès le XVIIIe siècle, furent trop vite assimilées aux vestiges d’une langue primordiale. Depuis, beaucoup de chercheurs ont traqué l’origine géographique de ces prétendus locuteurs ainsi que leurs pérégrinations. Placé d’abord en Inde, le berceau originel fut rapatrié sur les rives de la Baltique par des germanomanes de la fin du XIXe siècle, obsédés par le destin historique de leur nation récemment unifiée. L’archéo
logie et l’anthropologie raciste s’enrôlèrent pour donner une fausse consistance à ce mirage 
d’où surgirent les « Aryens », ancêtres tutélaires 
dans la légende pangermaniste des nationaux-socialistes. Depuis les années 1960 et Louis Pauwels, cette saga criminogène est resservie presque telle quelle par l’extrême droite « paganiste », mais son infamie a orienté des savants illustres vers deux autres hypothèses géographiques formulées bien avant eux. Faut-il considérer avec Marija Gimbutas que la langue originelle fut celle d’aristocrates du Ve millénaire avant notre ère guerroyant à cheval depuis les steppes du nord de la mer Noire ? Doit-on plutôt remonter jusqu’au VIIe millénaire, comme Colin Renfrew le propose, et partir d’Anatolie avec les premiers paysans ? Chacun de ces scénarios univoques a connu encore récemment le succès médiatique, mais aucun n’est plus conforté que l’autre par l’archéologie de ces périodes, dont Jean-Paul Demoule est un spécialiste éminent. Sa critique acérée, sur fond d’histoire palpitante des mentalités scientifiques, révèle avec brio les contradictions de ces modèles monocentristes, diffusionnistes et arborescents qui sous-tendent parfois aussi la mythologie comparée de Georges Dumézil. Montrant implicitement les prises que tous ces modèles offrent aux instrumentalisations nationalistes, Demoule propose d’explorer d’autres paradigmes reflétant sans doute mieux l’identité mouvante des sociétés pré-étatiques entre lesquelles se produisirent les convergences observées. Retracer ces hybridations anciennes, que connaissent bien les spécialistes des parlers créoles ou de l’histoire de l’anglais prémoderne, suppose de nouvelles collaborations entre linguistes, archéologues et généticiens. En attendant, « le devoir et la responsabilité des scientifiques sont de mettre en garde contre les fausses origines et les fausses identités », conclut l’auteur.

Vendredi, 27 Février, 2015
L’Humanité
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