— Par Michèle Lamarchina —
J’étais descendu à Marseille pour écrire un reportage sur l’exode des opposants politiques et des juifs de toute l’Europe pendant l’hiver quarante. Après quelques jours de recherche, je suis en mesure d’envoyer mon article:
» 3 décembre 1940: Pétain est en visite dans la cité phocéenne: contre toute attente il est acclamé en sauveur de la patrie dans cette ville rouge, collectiviste, disait-on à cette époque. Les Marseillais réputés graines de communards se prosternent à ses pieds et baisent son manteau! Il fait si froid à Marseille ce jour- là qu’on pourrait descendre la Canebière à skis. On se bouscule, on se houspille dans un chaos de piétons où se mêlent les Marseillais de tout poil, portefaix, boutiquiers, artisans, pêcheurs et ouvriers et l’ensemble du gibier de camp d’internement, les réfugiés des pays en flammes, fuyant les dictatures et l’avancée des troupes allemandes, Espagnols, Italiens, Allemands, Autrichiens, juifs de toute l’Europe, socialistes, communistes et francs-maçons, tous ceux qu’on nommait « la racaille », au nombre desquels quantité d’artistes et d’écrivains plus ou moins reconnus: ici se croisent Breton, Masson, Ernst récemment enfui du camp des Milles, Dina Vierny, Victor Serge, Anna Seghers, Alma Malher et tant d’autres dont la réputation reste à faire comme Claude Lévi-Strauss. De notoriété publique, se retrouve ici tout ce que le pays compte encore de citoyens maudits du régime de Vichy, juifs, Tsiganes, bref, cent cinquante mille réfugiés sur une population marseillaise de six cent cinquante mille âmes. Marseille, le confins sud du continent, la dernière marche avant de plonger dans la mer. Poussés dans ce dernier retranchement, tous ces gens n’aspirent qu’à l’exil, à quitter ce continent infesté par la peste brune, aller n’importe où mais loin ! Loin des chemises noires, loin de la Gestapo, loin de la milice et loin des phalangistes de Franco. Harassés, dépenaillés, hagards, on les voit errer le long de la Canebière, cherchant qui un visa de sortie, qui un transit, qui une autorisation de séjour. Mais pour obtenir une autorisation de séjour, il faut détenir un visa de sortie du territoire, qui lui-même ne va pas sans un transit. Donc pour rester, il faut prouver qu’on est en mesure de partir, faute de quoi, c’était le camp : dans cette minutieuse nomenclature des camps, vous avez le choix entre camp d’internement, de concentration ou d’extermination. A peine plus rassurants, les hôtels de triste mémoire : hôtel Bompard, Terminus du Port, hôtel du Levant, et le non moins sinistre centre de criblage du Brébant Marseillais. Toute une science de l’internement se donne libre cours dans le sud de la France, dans le chant des cigales ou sous les gifles du mistral.
Ce jour là, les hôtels sont bondés, on ne sait plus où trouver un peu de repos et de réconfort. Restent quelques lieux hospitaliers, dont on se refile l’adresse, 3 quai des Belges, 10 rue du vieux port, 3 rue des Treize escaliers. Y sont accolés des noms rassurants, « le Brûleur de loups », « le Mont-Ventoux », les « Croque-fruits » les « Cahiers du Sud ». Ainsi erre la masse des réfugiés, harassés, traqués, dépenaillés, à la recherche de faux papiers, de passeurs et de réseaux d’entraide. Tous ne bénéficeront pas de l’aide américaine. Mais aujourd’hui, c’est la visite de Pétain. Un flot humain hétéroclite descend la Canebière : excitation hystérique chez les locaux qui croient avoir trouvé un père pour la Patrie, crainte des rafles chez les autres, sûrs d’avoir repéré leur bourreau. En attendant, ça urge, le Maréchal arrive, il faut vider la ville de toute cette racaille. Alors on arrête vingt mille hommes, on en élimine la majeure partie en l’envoyant en camp d’internement. Pour les autres, les plus célèbres, on est un peu gêné. Qu’à cela ne tienne! Ils cherchent à s’enfuir par mer, on va les contenter! On les rafle, on les met en quarantaine, on les parque dans les soutes d’un paquebot, le Sinaia, le même qui a transporté les républicains espagnols de Sète à Veracruz. Ils sont six cents. À bord, on dispose de sept couchettes. Ils vont pouvoir faire un essai du communisme! Ils vont rester enfermés là pendant quatre jours, le temps que les réjouissances pétainistes prennent fin et que la liesse populaire se calme. La nasse se referme sur eux. »
Il s’agissait donc pour moi de retracer les itinéraires erratiques de ces réfugiés ballotés de consulat en bureau des étrangers, d’hôtels bondés en cafés bruyants, trompant l’angoisse, la crainte de la rafle, le froid et la faim aux terrasses du Mont-Ventoux ou du Brûleur de loups, et je refaisais inlassablement le trajet entre les escaliers de la gare Saint Charles et le Vieux Port, pour mettre mes pas dans ceux des cohortes de réfugiés qui, croyant atterrir dans un havre s’étaient précipités dans la souricière. Avec pour seule obsession PARTIR.
Mais en refaisant quotidiennement ce trajet, je remarquai bientôt que nous étions quelques uns à arpenter quotidiennement la même avenue dans le même sens. Notre allure, notre regard, notre pas, tout nous distinguait des passants ordinaires : ceux-ci allaient quelque part, ils avaient un horizon, un cap, tandis que nous ne faisions qu’arpenter l’avenue. Sans but, sans destination et sans horaire, nous marchions juste pour ne pas demeurer en repos.
Depuis quelques jours, j’avais remarqué un jeune homme noir dont l’allure avait quelque chose de remarquable par son déhanché, sa démarche nonchalante au milieu de cette foule bigarrée: tous les peuples de la Méditerranée étaient là, pourtant peu de noirs. Celui-ci était de haute taille, ou devrais-je dire, de haute stature, dépassant le vulgaire d’une tête, jetant par-ci par-là des regards indifférents; tout en lui respirait la noblesse. Tout à fait le style d’homme propre à susciter chez moi l’intérêt, voire le désir. Sans me soucier d’aucune chance de réciprocité! Rien ne m’assurait qu’il pourrait éprouver lui aussi du désir pour un homme comme moi, plus tout jeune et déjà un peu chauve. En tout cas, j’oubliai mon enquête et commençai à le suivre. Il m’intrigait, habillé comme il était, pauvrement mais avec une élégance naturelle, entre recherche et débraillé. Quelle pouvait bien être sa situation à Marseille? Trop bien mis pour être un réfugié!
Il contourna la gare et prit le chemin de la Belle de mai. Je lui emboitai le pas. Rue Honnorat, rue Guibal, rue Cavaignac. C’est pas possible? Je le vis pénétrer dans la Caserne Masséna. La honte me prit à la gorge. Honte de mon désir et honte de ma niaiserie. Pourtant, depuis quelques jours, on parlait dans « La Marseillaise » des réfugiés de la caserne Masséna. Cent cinquante hommes s’entassaient là dans des conditions d’hygiène insupportables, vitres brisées, monceaux de détritus, eau et électricité coupées, un feu dans la cour. Un champ de bataille réglée depuis un an: on leur coupe l’eau, les réfugiés installent des tuyaux de fortune. Ils captent l’électricité sur le réseau urbain, on leur coupe systématiquement. Les associations viennent en aide. Mais il y a déjà tant de misère dans le troisième, on ne sait plus où donner de la tête! Mais lui, comment a-t-il fait son compte pour rester aussi élégant? Et moi, avec mon désir, mes fringues défraîchies et mes godasses fatiguées! Voilà, je me dégoûte! Je me baladai comme un jobard dans Marseille, passant à côté de la réalité! Alors pourquoi un reportage sur les réfugiés des années quarante?
J’en étais là de mon ressassement, quand le sens me fondit dessus comme l’aigle sur sa proie. Rencontre, coïncidence, hasard objectif, court-circuit temporel, intersection de deux séries historiques. J’étais au carrefour de l’histoire, à ma place. Caserne Masséna aujourd’hui, hôtel Bompard hier, c’était Marseille même. Un lieu hanté, une seule et unique nasse dans laquelle venaient se précipiter de tout temps les indésirables, et moi avec eux. Un port, oui, on y entre, mais interdit d’en sortir. Menuaille, fretin et poiscaille y tournent en rond. Qu’on laisse pourrir dans les rets.
Michèle Lamarchina