— Par Bertrand Badie, professeur des universités à Sciences-Po et spécialiste des relations internationales —
Le temps des relations internationales strictement limitées aux États, à leurs diplomates et à leurs armées est aujourd’hui révolu. Les opinions publiques sont désormais de la partie, tout comme les comportements sociaux qui jadis restaient en lisière de la scène internationale, mais qui, maintenant, projettent l’individu, souvent inconnu et sans grade, dans l’ordinaire souvent dramatique des événements mondiaux.
Autrefois, les identités et les représentations se forgeaient au rythme des nations auxquelles on appartenait et, plus communément encore, à celui de l’environnement immédiat des uns et des autres. L’élan national ou patriotique était l’extension la plus forte des engagements qu’on exprimait ; c’était aussi la plus valorisée. L’absence de communication réduisait pourtant les imaginaires à leur plus simple expression : dans les lieux de misère, celui qui souffrait de carence ou de pauvreté ignorait souvent jusqu’à l’existence même de l’opulence et se réfugiait dans la résignation. La colère, quand elle pointait, restait locale.
Avec la mondialisation, l’urbanisation et l’essor des communications, ces dimensions deviennent obsolètes. Tout le monde, même parmi les moins dotés, voit tout le monde, et l’imaginaire porté par chacun tend à se mondialiser. La représentation du réel comme celle de l’idéal ne s’arrêtent plus aux frontières de la Nation, tandis que les colères sociales s’inscrivent dans un espace considérablement plus large qu’autrefois.
Si le patriotisme s’étiole comme support de tout discours politique, le mal-être social conduit ceux qui le ressentent à se penser dans un monde où l’autre, riche, fort et doté est désormais visible, devenant une cible évidente. De la résignation, on passe à la dénonciation de l’ennemi et celui-ci ne se fixe plus seulement au sein de la Nation, mais dans le monde global.
La course à l’identité y trouve sa force : l’ennemi, souvent lointain quand on le cherche dans le camp des grands et des forts, est emblématisé, à travers sa culture qui est évidemment différente de celle de l’opprimé ; cette différence, soulignée et même caricaturée, devient une cible, d’autant plus mobilisatrice qu’elle se rapporte à un absolu, religieux, racial, ethnique.
Cette dénonciation de l’autre, humiliant parce que plus fort, conduit à la découverte de solidarités tellement rassurantes qu’elles conduisent à l’identification. Le martyr de l’exclusion ou de la misère ne peut que se retrouver dans la fraternité qui le lie à tous les acteurs dominés des conflits asymétriques : hier, les Palestiniens, éternels spoliés, humiliés permanents, auxquels s’ajoutent aujourd’hui ceux qui mettent en scène leur propre martyre, sous une bannière d’autant plus crédible qu’elle est religieuse.
Et c’est ainsi que les conflits d’aujourd’hui n’ont plus de frontière ou reposent, plus exactement, sur une double territorialité : l’une, clairement délimitable, correspond à la matérialité du conflit, l’autre, sans frontières, s’actualise par ce jeu de réseaux plus ou moins denses qui unissent tous ceux dont l’imaginaire rejoint le conflit.
On voit à quel point sont alors naïfs les slogans qui appellent à ne pas importer chez soi les conflits des autres, combien sont dérisoires les étonnements que suscite le succès des poussées djihadistes en Europe. Plus encore, le phénomène de la conversion, lui-même de plus en plus courant, apparaît comme l’expression extrême de cette mobilité des imaginaires et de la mobilisation qui en dérive.
Les « guerres » d’aujourd’hui sont plus que la reproduction de celles d’hier : abandonnant la compétition de puissance, elles naissent de la faiblesse d’institutions manquées, de contrats sociaux inachevés et de constructions socio-économiques étouffées.
Étendards des malheurs humains, dans leur cause comme dans leurs effets, elles nourrissent tous les imaginaires qu’on se plaît à définir par le mot facile de « radicalisés ». Mais cette radicalité peut-elle être dissoute par les armes et par la stigmatisation ou risque-t-elle d’en sortir renforcée ?