— par Janine Bailly —
De la Seconde Guerre Mondiale, les crimes contre les Hommes n’ont cessé d’habiter nos mémoires et nos consciences, individuelles ou collectives. Sur les écrans sort ce 24 janvier le film d’Emmanuel Finkiel, La Douleur, adapté d’une nouvelle éponyme de Marguerite Duras, et qui s’inspire de ce qu’elle vécut dans l’attente angoissée du retour de son mari, le résistant Robert Antelme, retenu en déportation. Chez Grasset vient de paraître ce 17 janvier le récit autobiographique L’amour après, où Marceline Loridan-Ivens se demande « comment aimer, s’abandonner, désirer, jouir quand on a été déportée à quinze ans ». Charlotte Delbo a, de même façon, à son retour des camps, beaucoup écrit sur sa trajectoire de femme communiste, sur son internement en tant que prisonnière politique, et sur les mécanismes de survie à inventer quand on vous plonge soudain et sans raison au cœur de l’enfer.
Dans la pièce Les Hommes, présentée cette semaine au Théâtre Aimé Césaire, Charlotte Delbo relate cet épisode où, enfermées au fort de Romainville dans l’attente d’être orientées vers le camp de Auschwitz-Birkenau, des femmes d’âges différents et d’origines diverses vont rester dignes et debout, refusant, en dépit de la peur et de l’angoisse, de donner victoire à l’ennemi. Et puisque « se recroqueviller pour pleurer chacune dans son coin ne sert à rien », on cherchera dans le théâtre un moyen de survie, l’antidote à cette souffrance de penser que de l’autre côté du grillage qui sépare en deux la cour de promenade, des maris, des amants, des frères servent d’otages et risquent non seulement d’être déportés, mais aussi d’être fusillés en représailles.
S’il ne faut pas confondre auteur et personnage de fiction, on peut à juste titre penser que la Françoise de la pièce est l’alter ego de Charlotte Delbo : comme celui de Charlotte, son mari a déjà été fusillé ; comme Charlotte femme de théâtre, c’est elle qui dirige la création de Un Caprice, pièce légère de Musset qu’il n’est pas ici question d’entendre mais dont le titre seul montre une volonté de mettre entre parenthèses la tragédie vécue. Et dans son étude Le théâtre dans les camps de concentration, l’historienne Séverine Mabille rappelle comment Charlotte Delbo, à Auschwitz, a participé à la mise en scène d’un Malade imaginaire réécrit de mémoire par une de ses compagnes. (De même, à Ravensbrück, Germaine Tillon écrivit-elle une opérette-revue, afin de « faire un pied de nez à l’horreur »). La question est d’ailleurs posée de savoir si une écriture concentrationnaire est possible, si l’art garde droit de cité dans un milieu aussi hostile. Françoise, qui devait rédiger un texte mettant en scène leur situation dans le fort, déclare à ses compagnes qu’elle ne peut rien écrire, précisant : « Je ne pourrai plus jamais écrire. Plus jamais. Cela paraît si vain, si en dehors de la réalité. À côté, comme tout le reste d’ailleurs ». (Cette pièce, c’est Charlotte survivante qui l’écrira). Mounette, qui vient de jouer la Mathilde du Caprice, s’insurge de savoir qu’elle faisait “la dinde” sur scène au moment où l’on conduisait son fiancé vers la mort. Et le fait que les quelques répliques entendues de la représentation du Caprice soient coupées, les deux personnages figés dans leurs gestes, par la réalité qui s’impose, ce fait signifie-t-il l’impuissance de l’art à conjurer le sort ?
D’autres questions sont soulevées dans Les Hommes, en lien avec cette époque particulière, mais dont certaines perdurent. Quand la réalité extérieure entre dans ce monde clos, où le temps semblait s’être figé sur l’enfermement, l’absence et l’ignorance du dehors, toutes n’ont pas les mêmes réactions, d’aucunes exultent de joie parce qu’un attentat a tué une vingtaine de soldats allemands, tandis qu’une voix interroge sur la pertinence d’un tel acte, qui inéluctablement entraînera l’exécution d’otages innocents. Il sera demandé encore ce que signifie le terme de « terroristes », à qui il se doit d’être appliqué quand on a voulu par ce mot fustiger toute résistance à l’occupation ennemie.
Pourtant, ce qui emporte le spectateur, c’est d’abord l’émotion engendrée par le jeu si juste de comédiennes que l’on devine sensibles et investies, qu’elles soient dans cette effervescence, dans ce ravissement de créer qui transforme un lieu sinistre et gris en une ruche bourdonnante et colorée, chacune participant selon ses compétences à l’œuvre commune — peut-être peut-on admirer que soient précisément représentés là les différents corps de métiers nécessaires à la création théâtrale ; qu’au contraire elles soient dans une retenue digne et pudique qui n’exclut pas les larmes, quand au devant de scène trois d’entre elles, Françoise, Reine et Madeleine font le récit des arrestations ou d’une exécution sommaire qui leur prirent un mari, un frère, privant cruellement des enfants d’un père, une mère de son fils… Mais en dépit de toute la solidarité dont il est fait preuve, et qui permet de tenir encore, la douleur se partage-t-elle ? Croyant d’abord leurs “hommes” épargnés puisqu’après l’attentat Claire ne les a pas appelées à dire un dernier mot d’adieu à ceux pris en otages, Gina et Mounette ne sautent-elles pas de joie, embrassées l’une à l’autre dans une étreinte insoucieuse de leurs compagnes ?
Si la mise en scène reste extrêmement classique, si le récit ne nous réserve, parce que nous sommes au fait de ces épisodes dramatiques de notre histoire, aucune véritable surprise, il est néanmoins essentiel de nous les remémorer, d’en faire prendre connaissance aux plus jeunes, et de savoir qu’à une époque où refleurissent de dangereux extrémismes, la “bête immonde” n’a pas rendu les armes ! Quant à la chambrée des femmes, elle n’est pas sans évoquer pour moi celle que Jean-Claude Grumberg situe dans l’immédiat après-guerre, où l’on voit un groupe de couturières, au sein de L’Atelier, tenter tant bien que mal de reconstituer, après la tragédie, leurs vies en miettes.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 21 janvier 2018
Photo Paul Chéneau