— Par Michèle Bigot —
Gérald Tenenbaum
ISBN : 2815921170
Éditeur : Nouvelles éditions de l’Aube (03/02/2017)
« Aucun son naturel n’est simple : il résulte de la combinaison d’un son principal, fondamental et d’un grand nombre d’harmoniques qui déterminent son timbre ». Aucun roman authentique n’est simple : il résulte de la combinaison d’un certain nombre d’intrigues qui déterminent son épaisseur. Le spectre harmonique de ce roman, son timbre, c’est la recherche des disparus. L’accord entre les hommes (et les femmes) naît de cet ajustement entre leurs recherches. Et pour mener à bien cette quête, on se déguise, on échange les rôles. On se ressemble, on s’assemble, on se conjugue : Keïla est la jumelle de Nayla. L’amitié est une forme de gémellité : Belen et Keïla, Samuel et Pierre, où est l’autre, où est le même ??
L’économie du roman est un chassé-croisé d’intrigues et de personnages. C’est aussi une enquête sur un événement oublié, un traumatisme enfoui : l’attentat du 18 juillet 1994 à Buenos Aires, contre l’AMIA (association mutuelle israélite argentine), jamais revendiqué. Le roman part sur les traces de l’enquête en cours qui met en cause le gouvernement iranien et le Hesbollah. Le procureur Alberto Nisman, responsable de l’enquête ayant été tué, les victimes ne peuvent obtenir réparation. La fiction prend le relais, afin que le meurtre ne sombre pas dans l’oubli. Le roman comme mémoire vivante, comme obstacle à la dénégation.
Mais le roman touche à l’universel en puisant dans le singulier. Singularité des personnages : êtres uniques et irremplaçables, même flanqués d’un double (Samuel/Simon, Keïla/Nayla), originalité de leur parcours, des événements qui arrivent à eux. La structure romanesque est là pour nous rappeler que l’identité résulte d’une combinaison de traits de caractère, de situations, de rencontres. Ce singulier est complexe. Le même s’y combine à l’autre. Ainsi, le roman s’ouvre et se ferme sur la même scène et sur une seule date : lundi 2 février 2015 : un homme et une femme ont rendez-vous sur la lagune de Venise, mais qui sont-ils ? C’est dans un va-et-vient entre Buenos Aires et Paris, entre les temporalités (de 1993à 2015), entre les personnages qui font et défont couple, que l’intrigue avance, au rythme d’une valse incertaine. Rien de stable, rien de solide, rien de durable : les rôles s’échangent dans ce théâtre vivant. Les héros sont gens de théâtre, journalistes au chômage ou chercheurs. Perpétuels errants, insatisfaits, assoiffés d’infini, exilés dans une vie trop étroite, poètes de leur propre vie. Argentine, Espagne, Paris, Venise : du paradis du nom à l’enfer du lieu, pour eux toute terre est d’exil.
Roman de l’absence, donc. « Quelle est donc la couleur du manque au centre du tableau ? »
Comment s’en étonner chez un romancier théoricien des nombres, dont le plus fascinant est le zéro. Ecoutons-le : « C’est la présence qui est évidente. Dire «il y a une pierre sur le chemin » est à la portée de n’importe quel singe doué de parole. Mais énoncer qu’il n’y en a pas suppose l’élaboration de l’idée de pierre, l’évocation de la possibilité de sa présence, et, enfin, la constatation que cette possibilité n’est pas réalisée. » La fiction romanesque réalise aussi cette présence de l’absence : en nouant le factuel et le fictionnel, en échangeant le réel contre le vrai, en imposant au désordre du monde l’ordre de l’écriture. C’est d’autant plus vrai que les structures romanesque tournent le dos à la linéarité : elles sont alors vertigineuses, happées par un point de fuite, aspirées par un vide, un impossible : impossible d’une relation, impossible de l’établissement de la vérité. L’absence y est un moment de la présence. Ecoutons encore : « Zéro est la qualité commune à tous les objets qui ne se trouvent pas sur le chemin. » Ce fascinant zéro est au cœur de tous les personnages, c’est une « possibilité de présence ». Qu’ils ne réalisent pas leur destin, qu’ils se construisent autour d’un manque, c’est ce qui les rend vrais et c’est ce qui nous attache en eux.
Après L’Affinité des traces, qui nous conduisait déjà sur les chemins hasardeux des vestiges, Gérald Tenenbaum progresse dans la voie d’un matériel abstrait, d’une absence vivante. Après avoir erré à la poursuite d’impossibles vestiges, on est pris dans le vertige du manque. Pour métaphysique qu’elle soit, cette quête n’en est pas moins prégnante quand elle touche à notre être le plus sensible et le plus charnel.
Michèle Bigot
Lire aussi « Peau vive » de Gérald Tenenbaum par Michèle Bigot