— Par Romain Canler —
Cette fin d’année 2021 est marquée par le foisonnement d’analyses divergentes sur l’évolution récente du phénomène de la pauvreté en France. Pour les uns, le choc de la pandémie aurait précipité un grand nombre de concitoyens dans la pauvreté, pour les autres l’action diligente de l’État aurait, au contraire, permis de contenir le phénomène. Au-delà de cette dimension conjoncturelle, un certain nombre de chercheurs ont mené des recherches sur les aspects multifactoriels de la pauvreté, en élargissant celle-ci aux privations matérielles ou aux privations matérielles et sociales.
Une enquête réalisée par l’Ifop, en octobre 2021, à la demande conjointe de la Fondation Jean-Jaurès et de l’Agence du don en nature1, fait le choix d’un angle particulier. Elle a vocation à illustrer le lien entre la difficulté d’accès à certains produits non alimentaires et l’« insécurité sociale ». Elle permet également de déconstruire certaines idées reçues sur le « consommateur pauvre » et sur la manière de faire face au phénomène de précarité matérielle.
Les résultats complets de l’enquête
Qu’est-ce que la précarité matérielle ?
La définition de la précarité, sur laquelle tout le monde s’entend actuellement, émane de l’avis adopté par le Conseil économique et social de 1987. Celle-ci est basée sur le rapport de Joseph Wresinski, fondateur d’ATD-Quart Monde, qui définit la précarité comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité sociale qui en résulte peut-être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible2.
Cette définition a le mérite de montrer la pluri-dimensionnalité de la précarité et la manière dont une situation économique peut influer sur des domaines d’existences divers. Cette approche permet de définir plusieurs indicateurs permettant de comprendre les dynamiques de la précarité et de l’étudier comme un phénomène distinct de la grande pauvreté. Elle permet d’englober non seulement des individus se trouvant dans des situations d’extrême dénuement, mais aussi des ménages sur le fil pouvant y basculer.
Ainsi, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) a retenu un ensemble de onze indicateurs permettant de rendre compte des principales dimensions de la précarité, notamment des indicateurs permettant de rendre compte des privations en termes de condition de vie et mesurant l’absence ou la difficulté d’accès à des biens de consommation d’usage ordinaire.
La précarité matérielle ne peut pas être réduite à la seule idée de « manque ». Elle a des conséquences plus graves. Ne pas pouvoir se fournir en produits de première nécessité – et la formulation « de première nécessité » correspond ici à des produits considérés comme nécessaires pour des habitudes de consommation jugées normales d’un ménage « ordinaire » – risque d’entraîner ces individus vers des formes de précarité aggravées, voire de pauvreté.
La précarité matérielle a d’abord un fort impact psychologique et symbolique. Disposer ou pas de certains produits, c’est se penser ou pas dans une situation de normalité, c’est avoir le sentiment d’être ou pas dans les normes de consommation existantes dans la société. L’étude présentée ci-après illustre justement l’influence qu’ont les situations de précarité matérielle sur la perception de soi et sur l’image que les personnes concernées ont de leur place dans la société.
Un Français sur cinq en situation de privation matérielle
L’Insee indique que près d’un Français sur cinq se trouve en situation de privation matérielle et sociale. Notre étude confirme sans surprise cette proportion. En revanche, elle révèle plus largement que près d’un Français sur trois doit renoncer très souvent à l’achat de produits non alimentaires de première nécessité (31% d’entre eux renoncent plus de quatre fois par mois à l’achat de ce type de produits).
Ce phénomène de précarité matérielle touche plus particulièrement les jeunes (dans cette enquête, 43% des personnes concernées ont moins de trente-cinq ans), les travailleurs précaires (53% d’auto-entrepreneurs et 45% d’intérimaires) et, bien sûr, les ménages aux revenus les plus modestes avec une rupture très nette sur l’échelle de revenus (aux alentours de 1 300 euros).
Face aux difficultés à se procurer certains produits, des stratégies de renonciation se mettent en place. Ainsi, les ménages concernés privilégient l’acquisition des produits d’entretien ou d’hygiène et les produits nécessaires aux enfants (fournitures scolaires, habillement ou jeux) au détriment des vêtements adultes ou des produits électroniques (téléphones, ordinateurs…). Cette stratégie est rationnelle sur le court terme et fortement symbolique (préservation du bien-être et de l’épanouissement de l’enfant), mais peut générer des difficultés à long terme pour les adultes, en matière d’intégration au marché de l’emploi notamment (manque de certains produits numériques nécessaires à la recherche d’un emploi, par exemple).
À ces logiques de renoncement s’ajoutent des stratégies visant à acquérir au plus bas coût possible certains produits. Après la grande distribution classique, les enseignes de hard-discount apparaissent comme une solution évidente (plus de 53% des Français disent les fréquenter régulièrement). De même, des stratégies classiques de report de l’acte d’achat en attente d’une période de promotion sont courantes. En revanche, les solutions d’emprunt ou d’usage de produits de seconde main ne sont guère plébiscitées par les ménages en situation de précarité matérielle (13% pour le réusage et 7% pour le prêt). Ce dernier point est révélateur d’une tendance profonde : le poids symbolique de la consommation est plus fort chez les ménages en situation de difficulté d’accès aux produits non alimentaires de première nécessité.
La précarité matérielle génère un sentiment d’« insécurité sociale »
Les ménages déclarant une situation régulière de privation ou de difficulté d’accès à certains produits attachent, comme les autres ménages, une importance à l’achat de produits neufs. Mais alors que les consommateurs classiques associent caractère neuf et qualité du produit, les personnes en situation de précarité associent plus spontanément achat de produit neuf avec le fait d’« avoir une consommation comme les autres » (4 points de plus par rapport à la moyenne nationale) et achat de produit neuf avec le fait de « consommer de manière digne » (7 points de plus par rapport à la moyenne nationale).
Parallèlement, près de 20% des personnes interrogées dans notre enquête disent être régulièrement en incapacité de participer à des événements de la vie sociale (anniversaire, Noël, Nouvel An…) faute de moyens.
Dès lors, la difficulté d’accès à certains produits génère de la frustration. Chez les personnes qui se limitent « assez souvent » ou « très souvent » dans l’accès à certains produits, plus de la moitié (53%) disent ressentir de la frustration dans ce cas de figure, 41% de l’injustice et 28% de la colère. Ces sentiments s’accompagnent plus largement d’un sentiment de déclassement pour les personnes qui connaissent cette difficulté, notamment de déclassement vis-à-vis de la situation socioéconomique de leurs parents (en particulier pour la classe moyenne inférieure). Ces personnes perçoivent également un décalage entre l’activité professionnelle et la capacité à consommer : près de 75% des déclarants en situation de précarité matérielle estiment que leur pouvoir d’achat est très insatisfaisant au regard de leurs qualifications et du travail fourni.
C’est l’un des éléments illustrés par cette enquête : la difficulté d’accès à certains produits pose bien sûr des problèmes pratiques concrets, mais plus largement elle pèse sur les relations sociales des personnes qui en souffrent ainsi que sur l’image qu’elles se font d’elles-mêmes dans la société dans laquelle elles vivent. C’est la confirmation très concrète d’un constat dressé par la recherche en sciences sociales ces dernières décennies : dans les sociétés des pays développés, l’accès à certains standards de consommation est un facteur incontournable d’intégration sociale.
Les sentiments de frustration, d’injustice ou de colère évoqués se traduisent pour le moment modestement en matière de mobilisation politique ou sociale (21% des déclarants sont concernés). Cependant, quand est questionnée la proximité des sondés avec le mouvement des « gilets jaunes », une tendance nette se dégage : les sentiments de frustration, de colère, d’injustice ou de déclassement sont très fortement exacerbés. Par ailleurs, le sentiment de de proximité entre ce mouvement et les personnes en situation de précarité est très forte (environ 70% des sondés). Le sentiment d’« insécurité sociale » lié à la précarité matérielle est donc pour le moment diffus, mais pourrait se cristalliser à travers une offre politique spécifique. Ce sentiment d’« insécurité sociale » est à la fois une crainte de l’avenir et du déclassement pour certaines franges de la population (notamment parmi les classes moyennes inférieures) et une quête de dignité et de justice sociale. Il pourra donc trouver plusieurs voies d’expression politique.
Lutter contre la précarité matérielle, c’est faire société
La précarité matérielle pose donc d’évidentes difficultés pratiques d’existence, mais elle remet aussi profondément en cause l’estime de soi dans son rapport aux autres et, in fine, désagrège le lien social. L’enquête met également en lumière un constat bien connu, mais important : la précarité matérielle est une notion relative pour les ménages qui se trouvent dans cette situation. Les sondés se positionnent par rapport à des standards de consommation jugés « normaux » ou par rapport à la position supposée de leurs parents dans l’échelle sociale. Ces « consommateurs pauvres » ne sont pas non plus étrangers aux enjeux de leurs époques et de leurs temps (le niveau de préoccupation quant à l’impact environnemental du produit acheté et à son origine géographique est le même que celui de l’ensemble des Français).
Dès lors, lutter contre la précarité matérielle, à l’heure où la survie alimentaire immédiate est très largement assurée, c’est prendre en compte la comparaison, le regard de l’autre. C’est l’éloignement par rapport à une norme commune d’accès à certains types de produits qui stigmatise, qui crée de l’exclusion. Les politiques publiques de lutte contre la précarité matérielle de même que l’action des associations spécialisées doivent donc tenir compte du caractère polymorphe de la précarité matérielle : lutter contre la précarité matérielle, ce n’est pas simplement fournir des produits de première nécessité, c’est préserver ou redonner une place dans la société.
Une première réponse : nommer et définir la précarité matérielle dans la loi
Considérant que :
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l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme déclare que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » ;
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l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels affirme « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. Les États parties prendront des mesures appropriées pour assurer la réalisation de ce droit et ils reconnaissent à cet effet l’importance essentielle d’une coopération internationale librement consentie » ;
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la communication du 26 avril 2017 de la Commission européenne institue un socle européen des droits sociaux et énonce vingt principes et droits essentiels3 pour amener à de meilleures conditions de vie dont : l’article 11 déclarant le droit à une éducation à un prix abordable pour les enfants et à des mesures spécifiques envers ceux issus des milieux défavorisés pour améliorer l’égalité des chances et l’article 14 appelant à la dignité de vie assurée à travers un accès effectif aux biens et aux services.
Nous demandons ainsi que soit révisé le chapitre VI du livre II du Code de l’action sociale et des familles pour qu’il puisse englober à la fois précarité alimentaire et matérielle. Cette modification doit s’accompagner d’une définition des conditions d’habilitation, afin d’inclure les associations de dons dans la lutte contre la précarité. Enfin, la notion de « produit de première nécessité » devrait être entendue comme une base permettant de rendre possible le droit à la dignité de vie à travers la redistribution de biens nécessaires à celui-ci.
À cet égard, et dès lors que la précarité matérielle est, à l’instar de la précarité alimentaire, un des aspects les plus tangibles de la pauvreté auquel doit s’attaquer toute politique coordonnée de lutte contre l’exclusion, il paraît important de définir légalement la précarité matérielle afin de favoriser les méthodes et les actions des acteurs publics et privés les plus à même d’y apporter une réponse.
En partenariat avec
Source : La Fondation Jean Jaurès