— Par Michèle Bigot —
On évoque ici ceux qui ont en héritage dans les fibres de leur chair les marques de l’histoire.
Gérald Tenenbaum est de ceux-là et son œuvre témoigne de ce tissage patient des liens qui nous constituent. L’un après l’autre, ses romans composent le palimpseste d’une mémoire incarnée. Son dernier titre Peau vive, paru en août 2014 à « La grande Ourse » est un nouvel élément de ce vaste patchwork qui tente de dire l’indicible, tel qu’il se loge dans la mémoire inconsciente, celle des enfants et des petits enfants de la génération sacrifiée.
Chacun de ses romans est l’histoire d’une perte, perte de virilité pour Simon dans L’ordre des jours (Héloïse d’Ormessson, 2008), perte de la mémoire pour Souffles couplés, (Héloïse d’Ormessson, 2010), perte d’identité pour L’Affinité des traces (Héloïse d’Ormessson, 2012), perte du sens du toucher pour Peau vive. Plutôt que de pures pertes, il faudrait d’ailleurs parler de dérèglement des sens, dans tous les sens du terme.
Car Ève, la fille aînée de Yankel Reizer, souffre d’un sens du toucher si aigu qu’il est douleur de tout instant et qu’il lui interdit tout contact humain. Sa peau est le parchemin sur lequel s’inscrit en clair la douleur ineffable du père : scarification des grains de beauté, incendie à fleur de peau, nerfs à vif : C’est dans son corps qu’elle porte la mémoire vive de son peuple, comme autant de stigmates.
On retrouve dans la structure de ce dernier roman les constantes de l’écriture romanesque de G.Tenenbaum : l’action s’organise autour d’une femme, on devrait dire LA Femme, prénommée Ève : toute une chorégraphie masculine se déploie autour d’elle : Yankel/Jean le père aussi bienveillant que mutique, Pierre le sauveteur, André (l’Homme), l’ami d’enfance et le parfait amant, sans compter les nombreux soigneurs et thérapeutes, le passant mystérieux, ombres tutélaires qui rodent à ses côtés, autant de satellites tournant autour de cette étoile ardente.
Les intrigues s’organisent autour d’un point focal : le destin réservé à Ève, victime d’un attentat et mutilée dans son corps par un inconscient tyrannique. Les intrigues secondaires s’enroulent autour ce centre névralgique : l’histoire des grands parents avalés par l’horreur des camps, celle des parents murés dans une douleur qui finit par dévorer leur couple, celle des parents d’André et enfin l’histoire d’amour impossible entre Ève et André – suite en pointillés de rencontres, séparations, retrouvailles ̶ espoir et souffrance d’un inachèvement .
Le récit déroule son parchemin sur deux niveaux parallèles : le niveau chronologique, celui du monde manifeste, le décor de la guerre d’Algérie, du référendum de 58, des événements de 68, et enfin de l’attentat du cinéma Espace Saint-Michel, fomenté dans la nuit du 22 au 23 octobre 1988, par un groupe de catholiques intégristes à l’occasion de la projection du film de M.Scorsese, La dernière tentation du Christ.
En filigrane un réseau narratif souterrain qui irrigue de son poison violent la surface du vécu, la hantise de la shoah, l’horreur toujours menaçante, la terreur au coin de la rue.
Tous les personnages ont affaire avec cette souffrance et chacun vient en déverser l’amertume à l’oreille d’une Ève évanouie, livrée impuissante aux soins, aux baisers, aux caresses, aux murmures et aux confessions. Réceptacle des douleurs étrangères, héritière des blessures, confidente des errements, comment Ève, nouvelle agnelle pascale, pourra-t-elle revenir à la conscience et à l’amour ?
G. Tenenbaum continue de nous faire cheminer vers la lumière, traversant patiemment cette forêt de symboles que constitue son univers romanesque.
Bésignan, le 05/10/2014
Michèle Bigot
Peau vive, de Gérald Tenenbaum
Broché : 18€
Format Kindle : 9,99 €
ISBN 979-10-91416-22-1
240 pages
En librairie
le 20 août 2014