« Les enjeux cachés de l’« interdisciplinarité » au collège »

— Par Jean-Pierre Terrail, chercheur en éducation, GRDS (Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire) —

interdisciplinairePrésentation :
L’actuelle réforme du collège, censée entrer en vigueur à la rentrée 2016, introduit dans la charte des enseignements une « matière » nouvelle, ou plutôt de « nouvelles modalités d’enseignement », les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. Ces EPI doivent être organisés autour de huit thématiques (‘développement durable’, ‘monde économique et professionnel’, ‘corps, santé et sécurité’, citoyenneté, etc.) et elles devraient occuper pas moins de 20% du temps d’enseignement global, évidemment soustraits aux enseignements disciplinaires. Si ce point de la réforme n’a pas fait l’objet de débat public, ce que lui reproche le SNES, il n’en a pas moins fortement attiré l’attention et suscité d’horizons divers nombre d’interventions vantant les vertus de l’interdisciplinarité. Il semble au premier abord que la question soit proprement pédagogique, et c’est bien ainsi que les promoteurs de la réforme et les thuriféraires de l’interdisciplinarité la présentent. On peut cependant douter qu’elle soit seulement, ni même d’abord, d’ordre pédagogique. Cela apparaît assez clairement pour peu que l’on rapproche l’interdisciplinarité des deux autres thématiques qui ont occupé le débat scolaire au long des quinze dernières années : la « formation des compétences », et les « éducations à ».
Si le projet d’introduire la formation des compétences dans l’enseignement général, sur le modèle de l’enseignement professionnel, émerge dès la fin des années 1980, il ne prendra vraiment corps qu’avec la loi Fillon de 2005 et la définition en 2006 du « socle commun de connaissances et de compétences ».
L’argumentation de ses promoteurs s’appuie sur le constat, ou l’hypothèse, d’un décalage entre les savoirs transmis par l’école et le savoir agir qui sera nécessaire au futur citoyen dans sa confrontation aux grands enjeux de la vie sociale et professionnelle. Le bagage scolaire ne peut donc se réduire à un empilage de savoirs académiques, l’école se désintéressant du savoir agir. Si pour certains chercheurs la formation des compétences a partie liée avec l’approfondissement des savoirs disciplinaires, pour la majorité des experts dans les années 2000 il ne peut s’agir que d’une activité éducative spécifique, organisée à partir des enjeux de la vie pratique, et consistant à confronter les jeunes à des « situations-problèmes ». Et pour certains même c’est l’ensemble de l’enseignement qui doit être réorganisé autour de ces enjeux, car « le savoir vaut par ce qu’il permet de faire » (B. Rey), et c’est seulement en le posant comme tel qu’on peut donner du sens aux apprentissages.
À l’instar de la rhétorique prônant « l’approche par compétences », la promotion des « éducations à » met en avant l’insuffisance des savoirs scolaires s’agissant de préparer les jeunes aux exigences de la vie sociale, la portée de l’argument étant renforcée là aussi par la référence aux considérations d’Edgar Morin sur la complexité croissante du monde.
Si le souci chez les responsables nationaux que l’école adapte ses publics à l’ordre social et leur en inculque le respect est une constante historique, le chaos du monde et les menaces sur la planète favorisent aujourd’hui la formation d’un large consensus autour d’une éducation scolaire spécifiquement sociale et morale. On passe ici du savoir-agir (les compétences) au devoir-agir. Mais le rôle de l’école est-il d’inculquer des valeurs, au risque de subordonner la transmission des savoirs aux exigences de la vie pratique, ou de transmettre les connaissances à partir desquelles les valeurs peuvent se construire ?
Rapportées à la segmentation disciplinaire traditionnelle de l’enseignement scolaire, la formation des compétences comme l’instauration des « éducations à » soulèvent au premier chef la question de l’interdisciplinarité, dont on ne saurait s’étonner donc qu’elle occupe si ostensiblement aujourd’hui le devant de la scène. Pour certains intervenants, tel Edgar Morin, c’est l’ensemble de la structuration disciplinaire de notre enseignement qu’il faudrait faire éclater, au profit de la formation chez les jeunes élèves de la « pensée reliante » qui serait seule à même de leur permettre d’appréhender la complexité.
Ces nouveaux impératifs de la pensée pédagogique – la formation des compétences, les éducations à, l’interdisciplinarité – recueillent l’assentiment d’une large partie des protagonistes des politiques éducatives. On trouve leurs partisans dans les organismes internationaux, parmi les responsables politiques de droite et de la gauche socialiste, au ministère de l’éducation nationale, dans les mouvements pédagogiques, dans une partie du mouvement syndical enseignant.
Comment a pu se former aussi vite un aussi large consensus autour de ces thèmes relativement nouveaux de la pensée pédagogique ?
L’argument le plus récurrent avancé à l’appui de leur promotion est celui de la nécessité de préparer les jeunes à la complexité des enjeux et des contraintes du monde actuel. On peut l’entendre, sachant les tensions dramatiques de la conjoncture historique. Ce n’est pas la question posée qui fait problème, c’est la réponse qui lui est apportée, et qui n’a, elle, rien d’évident. Le monde est plus dur, plus complexe et il est urgent de mettre les jeunes générations en position de s’en approprier les enjeux et de les affronter de façon avertie et démocratique ? C’est donc qu’il faut améliorer très sensiblement la transmission des connaissances et le niveau de formation des élèves, ce qui implique naturellement, ce que savent bien les responsables des filières d’excellence, une appropriation approfondie des savoirs disciplinaires.
Or ce n’est pas du tout là la réponse avancée par les experts et les pédagogues attachés, eux, à faire sauter le « carcan disciplinaire » dont souffrirait notre système éducatif[1]. Leur posture ne s’éclaire qu’en regard du public scolaire visé. Pour eux en effet les vertus qu’ils prêtent à la formation des compétences et à l’interdisciplinarité valent surtout pour les élèves issus des milieux populaires qui vont se retrouver massivement en difficulté à la sortie de l’école élémentaire.
« Ceux que l’école devrait mieux préparer à la vie, note ainsi Philippe Perrenoud, sont ceux qui sortiront du système éducatif sans avoir acquis le niveau de culture suffisant pour apprendre facilement à l’âge adulte ce qu’ils n’auront pas acquis à l’école obligatoire. »[2] Les autres sauront convertir par eux-mêmes leurs connaissances en compétences pratiques. Et cela est vrai pour la formation des compétences comme pour les « éducations à », lesquelles ont d’ailleurs vocation à concerner essentiellement le collège, et certainement pas les filières d’excellence du lycée et de l’enseignement supérieur. Ce n’est évidemment pas un hasard si ces débats pédagogiques ont surgi à chaque fois à l’occasion de la définition d’une formule donnée du « socle commun » (celle de la droite d’abord, puis celle du PS), lequel socle définit les objectifs de scolarisation pour les élèves en difficulté.
L’agitation intellectuelle développée autour de la pédagogie des compétences et de l’interdisciplinarité ne prend donc son sens que référée à son implicite, la politique du socle commun. Elle parle en réalité d’autre chose que de pédagogie : de politique scolaire. Ce déplacement du politique vers le pédagogique a un double intérêt pour ceux qui en jouent le jeu.
Pour les élites dirigeantes, il permet de passer en douceur de la thématique de l’égalité des chances, qui n’est plus crédible depuis que les flux de sortie du système éducatif se sont figés, au milieu des années 1990, à la thématique de l’école du socle, qui met en débat la façon d’apporter le meilleur aux enfants du peuple, tout en faisant glisser la question des inégalités sous le tapis.
Pour les professionnels du monde éducatif qui restent attachés aux principes de la rénovation pédagogique des années 1970, ce déplacement permet de reprendre quelque vigueur (l’approche par compétences valorise l’auto-formation des élèves ; les EPI sont appelés à privilégier les objets d’enseignement concrets et à pratiquer la pédagogie différenciée) ; tout en leur évitant d’avoir à défendre le bilan des quatre décennies de mise en œuvre de ces principes.
On ne saurait évidemment conclure de ces observations critiques que la structuration actuelle des disciplines scolaires dans notre système éducatif ne saurait souffrir la moindre contestation. Mais on peut plaider pour que la discussion soit menée au grand jour et clairement référée à telle ou telle politique pour l’école. Tout peut être légitimement objet de débat en matière de contenus d’enseignement – qu’il s’agisse de la place actuelle des différentes disciplines scolaires, de leurs rapports aux disciplines savantes, de la conception de leur enseignement, de la place à faire à de nouveaux enseignements, du rôle de l’école dans la formation des savoir-agir, etc. – à condition que le contexte de la discussion soit bien précisé : a-t-on en vue le programme d’une école fondamentale qui ne prend sens que pour ceux qui n’iront ni plus vite, ni plus loin, comme dirait Ph. Perrenoud ; ou celui d’une école démocratique, qui s’assigne comme objectif prioritaire l’élévation massive des niveaux de formation et une réduction considérable de réussite des apprentissages ?
Cette exigence de clarification des enjeux pédagogiques invite à revenir sur le terrain du politique, en posant la question que les débats actuels sur l’interdisciplinarité refusent implicitement de poser : notre pays a-t-il besoin aujourd’hui, a plus forte raison demain, d’une éducation scolaire pour tous de haut niveau, une éducation qui ne vise pas d’abord à inculquer des messages, mais à former des capacités instruites de réflexion et d’analyse ?
[1] L’expression est de C. Reverdy, « Éduquer au-delà des frontières disciplinaires », Note de Veille (Institut français d’éducation), n° 100, mars 2015.
[2] Philippe Perrenoud, Quand l’école entend préparer à la vie, op. cité, p. 19.
Séminaire Quels contenus l’école doit-elle transmettre ?
Avec Jean-Pierre Terrail, chercheur en éducation, GRDS (Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire)

Jeudi 12 novembre 2015, à 18h30,
salle 25 (1er sous-sol)
Espace Oscar Niemeyer
2, Place du Colonel Fabien 75019 Paris (entrée Avenue Mathurin-Moreau)
Métro Colonel-Fabien, ligne 2
Entrée libre. Le nombre de place étant limité, merci de vous inscrire par mail en cliquant sur le lien  inscription@gabrielperi.fr

Fondation Gabriel Péri

14 rue Scandicci – 93500 Pantin – France
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Mél : fondation@gabrielperi.fr