—Par David Van Reybrouck —
Pour déjouer la défiance vis-à-vis des politiques, l’historien et écrivain belge David Van Reybrouck prône la démocratie délibérative, où des citoyens tirés au sort prêteraient main-forte aux élus.
«Nous méprisons les élus, nous vénérons les élections.» Ainsi parle David Van Reybrouck (1), dans un essai récemment paru, Contre les élections. Né en 1971 à Bruges, David Van Reybrouck s’évertue avec un incontestable talent à démontrer «la fatigue de la démocratie occidentale», mais il propose un remède : au lieu de rendez-vous rituels où la population est conviée à déposer un bulletin de vote en faveur de tel ou tel candidat, il défend l’instauration d’un tirage au sort de citoyens qui se verraient légitimés à changer des lois. «Le fonctionnement de nos démocraties use les gens à un rythme effrayant. Nous devons veiller à ce que la démocratie ne s’use pas elle-même», estime-t-il, convaincu que les élections sont un facteur de paralysie de la démocratie. Son credo : non plus seulement le droit de vote, mais le droit à la parole.
La démocratie se porte mal. C’est grave, docteur ?
La méfiance des citoyens vis-à-vis de la politique et des grandes institutions est le signe le plus inquiétant. C’est vrai pour l’Europe, mais la situation est plus dramatique encore pour les gouvernements nationaux. Les citoyens sont de plus en plus nombreux à voir les partis politiques comme les instances les plus corrompues, voire très corrompues.
J’ai écrit ce livre en grande partie parce que la Belgique a connu une crise, restant sans gouvernement pendant un an et demi. Preuve que les élections sont devenues un instrument archaïque et primitif. Elles ont 200 ans et cela se voit.
La France et les Etats-Unis, qui ont connu des révolutions, ont, selon vous, toujours appliqué des démocraties dites aristocratiques, avec les élections pour viatique absolu.
En vérité, les élections n’ont jamais été conçues pour être une procédure démocratique. Au contraire, elles ont été inventées pour freiner l’installation de la démocratie. Ce que Bernard Manin a déjà écrit il y a vingt ans dans Principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy) est en passe de devenir un grand classique. Les révolutions française et américaine n’ont jamais voulu mettre un terme à l’aristocratie pour la démocratie. Il s’agissait alors de remplacer une aristocratie héréditaire par une autre aristocratie, élective celle-là. Au cours des XIXe et XXe siècles, cette procédure aristocratique a été démocratisée par des élections, notamment en augmentant le droit de vote.
Il est surprenant de voir que la France, qui compte le plus grand nombre d’intellectuels penseurs de la démocratie – Bernard Manin donc, Pierre Rosanvallon, Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Etienne Chouard… -, possède aussi le système politique le plus sclérosé de toute l’Europe occidentale.
Tous les pays sont-ils prêts à innover ?
Les pays les plus avancés dans l’innovation démocratique en Europe sont souvent ceux dont les populations sont assez petites : Islande, Irlande, Danemark, Hollande, Belgique. Ce qui me semble normal. L’innovation démocratique passe toujours du local au national, voire au transnational. Les petits pays européens sont des laboratoires démocratiques très intéressants.
Par exemple, en Irlande, vient de s’achever la Convention constitutionnelle, où ont travaillé ensemble, une année entière, 66 citoyens tirés au sort avec 33 élus. Les résultats, tout récents, sont spectaculaires : cette assemblée de 99 participants a révisé 8 articles de la Constitution irlandaise, notamment celui sur le mariage homosexuel.
On a vu ce que la France a connu d’instabilité politique pendant plus d’un an sur cette question. L’Irlande a eu une approche beaucoup plus juste, alors que ce sujet est nettement plus sensible là-bas, en invitant les citoyens à soumettre à la convention des réflexions, des dossiers, des arguments. Ceux-ci ont lu, entendu, consulté des experts, des lobbys, des prêtres catholiques, des organisations homosexuelles et pour finir, cette assemblée constituante a voté à 79% en faveur du mariage homosexuel.
Le Texas a aussi montré que, dans une démocratie délibérative, la population est capable de proposer des lois ou des mesures extrêmement nuancées, sophistiquées. Cet Etat, pétrolier par excellence, détient aujourd’hui le record des éoliennes. L’évolution s’est faite dans un processus délibératif, en dépit des intérêts locaux favorables au système pétrolier.
Quand les citoyens sont considérés comme des citoyens et pas seulement comme du bétail électoral, ils se comportent en adultes et non plus comme un troupeau. A l’inverse, beaucoup de partis politiques se conduisent comme des acheteurs de votes. Ils sont des chasseurs cueilleurs, alors qu’il faut des agriculteurs. Ils ne font plus leur travail : celui de mobiliser en instruisant.
On accuse aussi la politique d’être devenue professionnelle…
Pour moi, le tirage au sort ne doit concerner que le législatif, pas l’exécutif. J’aurais horreur d’une France, Belgique ou Allemagne où le ministre du Budget serait tiré au sort. On aura toujours besoin des partis politiques et de gens compétents, responsables et prêts à assumer des fonctions majeures. C’était le cas dans l’Athènes classique, où environ 90% des postes étaient tirés au sort, les postes les plus complexes – notamment l’armée, et la caisse – restant entre les mains des élus, compétents.
Il ne faut pas passer du fondamentalisme électoral au fétichisme du tirage au sort. Ce système permet simplement de constituer un échantillon équilibré de gens à qui on donne le temps et les moyens nécessaires, au contact d’experts, pour se forger une opinion, et parvenir à une vision sociétale qui va beaucoup plus loin que les élections, les sondages et les référendums.
Cette idée de démocratie par tirage au sort effraie une majorité de l’opinion.
Et pourtant, on s’en sert tous les jours : regardez l’impact des sondages ! Malheureusement, dans un sondage, le peuple dit ce qu’il pense sans avoir pensé. Mais que dirait-il s’il avait pensé ? Le tirage au sort est encore un peu comme le droit de vote pour les femmes en 1850. Une idée courte et farfelue pour une partie de la population. Elle est encore très précoce dans l’opinion publique, pas dans le domaine académique, où elle est très connue et respectée.
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