Par Michel Herland –
René Hénane dont on connaît les brillantes interprétations de la poésie de Césaire et de ses secrets (1), propose, en cette année du centenaire, une édition des Discours à l’Assemblée nationale du député de Fort-de-France (2). Ce volume constitue le premier d’une série consacrée aux Écrits politiques de Césaire, publiée chez Jean-Michel Place. Les césairophiles et césairologues gardent dans leur cœur une place particulière à cet éditeur auquel ils sont déjà redevables de deux instruments de travail extraordinairement précieux : le Glossaire césairien du même René Hénane (3) et la réédition en un volume des numéros de la revue Tropiques (4).
Les interventions de Césaire à l’Assemblée nationale concernent presque exclusivement la situation des départements d’outre-mer, avec de nombreux exemples puisés dans son île. Césaire prenait donc très au sérieux son rôle de représentant du peuple… martiniquais. Théoriquement, pourtant, un député à l’Assemblée nationale se devrait de représenter le peuple… français et non pas ses seuls électeurs. Mais le comportement du député Césaire ne fait que traduire le sentiment des Français d’outre-mer qui se considèrent, selon une formule célèbre, non « des citoyens à part entière mais des citoyens entièrement à part ». Et il est vrai qu’ils ne manquent pas de bonne raison pour cela. Les discours de Césaire apparaissent répétitifs, car il ne pouvait que constater, d’année en année, l’indigence de la politique de la France outre-mer, son manque d’ambition pour l’avenir et – ce qui était encore plus mal perçu – sa mesquinerie pour le présent.
La grande affaire, en effet, fut celle des droits sociaux. Comme Césaire l’a expliqué à maintes reprises, en demandant, en 1946, que leurs territoires deviennent départements français, les Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais et Réunionnais attendaient d’abord de bénéficier des mêmes droits que les Métropolitains en matière de sécurité sociale, d’assurance chômage et de salaire. S’il y avait sans nul doute, chez la plupart d’entre eux, un réel attachement à la France, celui-ci pesait bien moins lourd, dans leur volonté d’assimilation, que le désir d’obtenir des avantages matériels. Or il est de fait que l’attitude du gouvernement français fut longtemps de retarder le plus possible l’alignement des dispositifs de l’État providence sur la Métropole.
Evidemment, les réticences du gouvernement s’expliquaient par une double crainte : celle de voir se creuser sans cesse le déficit des comptes sociaux dans des régions connaissant à la fois une forte croissance démographique et un chômage élevé, tout en augmentant le coût du travail, ce qui ne pouvait évidemment pas favoriser l’emploi.
Il y avait donc un risque réel d’enfoncer ces territoires dans l’assistanat. Pour exorciser ce démon, le mot d’ordre fut pendant longtemps de moderniser l’économie. Césaire, pour sa part, s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur d’un programme d’industrialisation et de la réforme agraire. Il a par ailleurs dénoncé « les blandices (5) de l’assistance à vie et les délices de la société de consommation sans production » (29 septembre 1982) – mais il l’a fait tardivement et il ressort de ses discours qu’il s’est consacré en premier lieu, devant la représentation nationale, à demander l’extension des droits sociaux outre-mer, comme si l’une (ladite extension) n’entraînait pas les autres (blandices et délices).
Cela n’a pas empêché Césaire de mener d’autres combats. En se référant tout d’abord à la Corse, il s’est engagé, à compter de 1965, dans un plaidoyer en faveur de « l’autonomie », « pour en finir avec le régime pseudo-départemental » jugé trop décevant. Il s’est gardé toutefois de pousser cette exigence trop loin, prenant soin de se démarquer de toute velléité d’indépendance et insistant au contraire sur la « fidélité à ce qu’il est convenu d’appeler l’ensemble français » (20 octobre 1966). Césaire connaissait parfaitement les aspirations de son peuple et savait pertinemment que ce dernier refuserait les risques de l’émancipation.
La création des régions monodépartementales outre-mer fut une autre occasion pour Césaire de faire entendre sa voix. Dénonçant leur « absurdité » (29 septembre 1982), il mit, faute de mieux, tout son poids dans la balance pour qu’il n’y eût qu’une seule assemblée, commune au département et à la région, afin d’éviter les conflits qui ne sauraient manquer de naître de « ce chevauchement, ou cet enchevêtrement » des compétences (27 juillet 1981). Il ne fut pas suivi, comme l’on sait, mais eut sur ce point un triomphe posthume, quoique partiel puisque le principe de la collectivité unique a été adopté en 2010 par les seuls Martiniquais et Guyanais et qu’il peine à se mettre en place. Quant à l’autonomie, elle s’instaure peu à peu, même si personne ne croit plus qu’elle suffira à sortir de l’ornière les territoires devenus un peu plus maîtres de leur destin.
Césaire fut moins clairvoyant en matière d’émigration. Une île « sous-développée » – il insiste à plusieurs reprises là-dessus – qui connaît une forte croissance démographique et un chômage élevé doit-elle vraiment refuser un tel exutoire ? La réponse est évidemment non. Pourtant Césaire s’opposa avec véhémence à ce qu’il désignait comme une « abdication » (14 juin 1962). L’expression « génocide par substitution » a bien été prononcée par lui devant l’Assemblée nationale, mais à propos de la Guyane, le 13 novembre 1975.
Dans sa préface, René Hénane, qui est avant tout un spécialiste de la langue césairienne, insiste surtout sur la qualité littéraire des discours. Le fait est que ce recueil, dont l’objet pourrait paraître austère, se lit non seulement avec intérêt mais encore avec le plaisir qui tient à l’éloquence très particulière de Césaire, lequel se plaît à agrémenter les considérations les plus factuelles d’un humour enrichi par l’érudition d’un familier des classiques. De quoi en remontrer aux politiciens d’aujourd’hui !
Michel Herland.
(1) Voir nos précédents comptes-rendus : « Lire Césaire ? Oui mais comment ? », Antilla n° 1564 et « Lire Césaire (II) – Moi Laminaire », Antilla n° 1565.
(2) Aimé Césaire : Écrits politiques – Discours à l’Assemblée nationale – 1945-1983, édition présentée et établie par René Hénane, Paris, Jean-Michel Place, 2013, 269 p. On regrette l’absence, dans ce beau livre, de tout index ; par ailleurs les discours sont reproduits sans explication de leur contexte politique et économique. Il ne s’agit donc pas d’une édition scientifique.
(3) René Hénane : Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, Paris, Jean-Michel Place, 2004, 141 p. Chez le même éditeur, le premier ouvrage de René Hénane : Le Chant blessé – Biologie et poétique (1999, 318 p.) avec des chapitres consacrés au sang, au sexe, à l’abjection, au cerveau délirant, etc. dans la poésie de Césaire.
(4) Tropiques – 1941-1945, collection complète précédée d’un « Entretien avec Aimé Césaire » par Jacqueline Leiner et de « Pour une lecture critique de Tropiques » par René Ménil, Paris, Jean-Michel Place, 1978, reliure pleine toile, pagination non consécutive.
(5) « Blandices » : caresses, charmes trompeurs.