— Par Sophie Joubert —
Prix Goncourt 2016 du premier roman, Joseph Andras retrace les derniers jours de Fernand Iveton,le seul Européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie, qui fut militant communiste.
De nos frères blessés, de Joseph Andras. Éditions Actes Sud, 144 pages, 17 euros. Fernand Iveton n’a tué personne. Il avait tout juste 30 ans lorsqu’il a été torturé et condamné à mort pour avoir posé une bombe dans son usine. Nous sommes à Alger, en 1956. La guerre sans nom a commencé deux ans plus tôt. Français d’Algérie anticolonialiste, délégué CGT, membre du Parti communiste algérien rallié au FLN, il veut alerter l’opinion sans intention de tuer. L’explosif est désamorcé, ne faisant ni dégât ni victime. Fernand Iveton est mort le matin du 11 février 1957, avec deux de ses camarades algériens, après une journée de procès sommaire et une demande de grâce rejetée par le président René Coty et François Mitterrand, alors garde des Sceaux. « Iveton demeure comme un nom maudit (…). On se demande comment Mitterrand pouvait assumer ça », écrivent l’historien Benjamin Stora et le journaliste François Malye dans François Mitterrand et la guerre d’Algérie, cité en exergue.
« Je ne suis pas musulman (…) mais je suis algérien d’origine européenne »
On ne sait presque rien de l’auteur, Joseph Andras, sinon qu’il a 32 ans et vit en Normandie. Premier roman dense au lyrisme tenu, De nos frères blessés est écrit d’un seul souffle, suivant pas à pas les derniers jours d’un condamné qui lit les Misérables dans sa cellule et refuse au pied de l’échafaud le secours de la religion. Libre-penseur jusqu’au bout. Le rythme heurté, les phrases hachées épousent la rapidité de l’action, laissent deviner le cœur battant de Fernand attendant sous la pluie la Panhard bleue de Jacqueline Guerroudj, celle qui va lui remettre la bombe au tic-tac fiévreux. Les mots précis restituent jusqu’à l’odeur de la chair brûlée par les électrodes des tortionnaires. En quelques scènes qui entrecoupent un récit nerveux, l’auteur retrace avec une profonde humanité l’itinéraire d’un homme mort pour ses idées : la douce rencontre au bord de la Marne avec sa femme, Hélène, l’enfance en Algérie dans le quartier du Clos-Salembier, l’engagement à 20 ans, après avoir entendu le récit des violences perpétrées par les colons et les miliciens, « des histoires à ne plus dormir. Des gens brûlés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans les puits ».
Fernand Iveton rêvait d’une Algérie qui « finisse, de gré ou de force, par reconnaître chacun de ses enfants, d’où qu’ils viennent, lui ou ses parents et grands-parents ». Pour dire le lien organique qui le liait à cette terre, Joseph Andras ponctue son texte de phrases calligraphiées en arabe, une langue qu’il tente d’apprendre avec ses amis algériens. « Je ne suis pas musulman (…) mais je suis algérien d’origine européenne », écrit Fernand Iveton dans sa cellule, « ma place est aux côtés de ceux qui ont engagé le combat libérateur ». Une position intenable en temps de guerre. Alors que France-Soir le qualifie de « tueur » et Paris-Presse de « terroriste », seul l’Humanité exige sa libération. « Tu es français, tu as mis une bombe, pour eux c’est impardonnable », lui dit l’avocat Joë Nordmann, résistant, celui qui a remis à Aragon pendant l’Occupation des documents du Parti communiste. « Marianne monnaie sa nuit aux trois couleurs », écrit Joseph Andras. Deux jours après la décapitation, Albert Smadja, l’un des deux avocats commis d’office, sera arrêté et transféré au camp de Lodi afin, comme le précise le livre de la journaliste Nathalie Funès, cité dans les notes finales, de « faire taire ceux qui peuvent dénoncer la répression, entrer en contact avec les militants arrêtés (…) se mettre en travers de l’accusation dans les procès ». L’histoire de Fernand Iveton, mort la même année que Maurice Audin, se heurte à ce que l’historien Jean-Luc Einaudi a nommé « le silence de l’État ». Symbole de la mauvaise conscience des autorités françaises et d’une Justice indigne, elle est restée dans les mémoires grâce à un texte de Jean-Paul Sartre, publié en 1958 dans les Temps modernes et aux témoignages des survivants.
Ce roman puissant s’achève sur un bref poème qui dit, en quelques lignes, la douleur, la colère et l’espoir suscités par le récit d’une vie brève et fracassée. « En nos corps fortifiés / Que vive notre idéal / Et vos sangs entremêlés / Pour que demain, ils n’osent plus / Ils n’osent plus nous assassiner. »
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