— Par Dominique Daeschler —
Ces « démons » ,que l’on connaît le plus souvent sous le nom des possédés, « kaléidoscopés » par Guy Cassiers, directeur artistique de la Toneelhuis d’Anvers, ne manquent pas, dans la solennité de la salle Richelieu de la Comédie Française, de solliciter le spectateur.
Ce récit choral qui joue de la dérive, adapté du roman de Dostoïevski par Erwin Mortier, nous plonge dans la Russie tsariste. Un vieil intellectuel (Stepane) et Varvara, son amie et soutien financier, sont confrontés à une jeune génération qui, d’une façon ou d’une autre va bousculer la société russe (opposition à Nicolaï 1er, terrorisme, athéisme, nationalisme religieux). Autour de leurs fils respectifs (Piotr le terroriste nihiliste et Nicolaï le séducteur manipulateur charismatique) , des individus caricaturaux : Dacha séduite et naïve, Maria mystique et folle, Liza riche et poète de salon, entourées d’une flopée d’hommes aux idées virevoltantes. Chacun combine, se fourvoie ou laisse faire : convictions politiques, foi reniée… tout se défait. Le monde de demain ne peut être construit dans la violence et l’absence des valeurs traditionnelles russes auxquelles tient tant Dostoïevski, peu sensible à l’apport des Lumières.
Bien sûr un décor, un texte, des acteurs mais décalés, démultipliés. Guy Cassiers, formé aux Beaux-arts, crée une esthétique particulière en bousculant les codes : le décor se fait double ,créant des transparences en laissant un passage entre le dedans et le dehors, tourne comme un manège, évoquant aussi le Crystal Palace construit à Londres pour l’exposition universelle de 1851, signe incontesté d’une modernité européenne. Les comédiens, pendant toute une partie du spectacle se tournent le dos, n’ont aucun rapprochement entre eux. C’est sur des écrans comme autant de miroirs indiscrets, qu’est reconstituée une intimité . Par le jeu des caméras ou de servants en noir sur scène (qui rappellent le pouvoir de vie du marionnettiste), on les voit se toucher, se faire face.
Ainsi le spectacle se montre en morceaux, comme un puzzle que le spectateur reconstituera comme il lui plaira, à chacun de choisir ses images. Cette construction- déconstruction change profondément la relation au spectateur, lui donne une responsabilité, le laissant intranquille, dans une attention qui est aussi tension. L’utilisation d’une technologie précise, sophistiquée est loin de n’être que formelle, elle est au service d’un monde qui se berce d’illusions : les anciens (Varvara, Stepane) comme les plus jeunes (Piotr, Nicolaï). D’un côté et de l’autre se lit le vide car tout est corrompu. Derrière les méandres de l’âme russe réputée fantasque, on ne peut pas, utilisation de la technologie comprise, ne pas penser au monde d’aujourd’hui.
Magistrale, la mise en scène de Guy Cassiers est servie par une équipe de comédiens exceptionnelle de talent et de complicité dans le «double jeu » du réel et du projeté, avec une mention spéciale à Hervé Pierre (Stépane) et Dominique Blanc (Varvara).
Dominique Daeschler
Comédie Française jusqu’au 16 janvier.
Adaptation : Erwin Mortier
Traduction : Marie Hooghe
Mise en scène : Guy Cassiers
Dramaturgie : Erwin Jans
Scénographie et costumes : Tim Van Steenbergen
Lumières : Fabiana Piccioli
Vidéo : Bram Delafonteyne
Son : Jeroen Kenens
Assistanat à la mise en scène : Stéphanie Leclercq
Assistanat à la scénographie : Clémence Bezat
Assistanat aux costumes : Anna Rizza
Assistanat aux lumières : François Thouret
et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française :
Vianney Arcel
Robin Azéma
Jérémy Berthoud
Héloïse Cholley
Fanny Jouffroy
Emma Laristan