Les conditions générales de la mutation
— Par Roland Tell —
Le système éducatif français a reçu des chocs et des défis, venant de l’extérieur. C’est ce qui a rendu sa transformation possible, car un système éducatif ne saurait se transformer par sa propre conscience interne. Ces chocs et ces défis, les autres systèmes européens les ont également connus. C’est ainsi que sont apparues des réformes de l’enseignement entre 1960 et 1980, avec des modalités communes, mais avec des stratégies d’application différentes. Au lieu de faire l’analyse des causes de sa transformation, il importe de voir quelles sont les réponses, que le système éducatif français a apportées à ces défis.
A – Le défi lancé par la société de croissance :
La société de croissance est une société, où il y a une accélération de la socié globale vers une société scientifico-technique. Dans une société de ce type, les problèmes pédagogiques et politiques ne peuvent plus se poser dans des termes empruntés au passé, car celle-ci résulte d’une mutation considérable de l’idéologie et de la philosophie de l’existence. Une société de consommation n’est plus une société de production. L’entretien de la consommation exige la création des besoins et des désirs, et une mobilisation du psychisme vis-à-vis de la consommation elle-même, qui entraîne la publicité, les mass-media, et les formes nouvelles de conditionnement des masses. Ces formes nouvelles transforment radicalement les conditions de la prise de conscience. C’est la jeunesse, qui y est sensible, parce qu’elle vit directement les nouvelles contradictions. Les adultes les ressentent moins, parce qu’ils sont prisonniers d’une philosophie, qui répondait à une époque, où la société n’était pas une société de consommation. La société de croissance détermine irrésistiblement une demande considérable d’enseignement et de promotion culturelle. L’enseignement devient lui-même un produit de consommation. Il faut le consommer par tous les moyens, et sous toutes ses formes. Cela signifie que la promotion sociale, ou la reconversion professionnelle, ne constituent qu’un facteur essentiel, mais non décisif, de l’ensemble de cette demande. Il y a une demande importante d’enseignement, tant sous la forme de la formation initiale, que sous la forme de la promotion culturelle, avec un effacement de la différence des formes scolaires et non-scolaires des connaissances et de la culture. En particulier, les mass média, la numérisation de l’information, diffusent toutes les formes intermédiaires des connaissances et de la culture, par rapport à l’espace et au temps, par rapport au savoir, selon un développement de réseaux, et de communautés virtuelles. C’est pourquoi l’Éducation Nationale finit par n’être qu’une des réponses possibles à cette demande, dont elle ne prend pas suffisamment conscience, de telle sorte qu’elle ne joue pas toujours le rôle pilote, attendu d’elle. Elle devrait le jouer pourtant, parce qu’elle a le privilège de ces « réseaux de culture ». Or il se trouve que, au nom des privilèges, elle ne va pas vers les formes intermédiaires, qu’elle pourrait faire évoluer justement vers les réseaux. Elle laisse à un « micro-milieu culturel », qui anime les mass-média, aux entreprises, aux autres ministères, une part d’action considérable. Certes, elle n’est pas chargée de la « Culture », ni de le « promotion professionnelle » réelle. Elle a entre les deux un système conventionnel, dont elle se satisfait, tout en en voyant l’insuffisance.
A l’intérieur de cette demande d’enseignement, l’Éducation Nationale tend à se spécialiser dans la forme conventionnelle des circuits longs. Elle s’étonne ensuite, quand elle est suppléée dans un certain nombre de fonctions, qu’elle ne remplit pas. Les réponses en ce qui concerne les loisirs, la jeunesse et le sport, la formation des adultes, la culture, la peinture, la musique, viennent de l’extérieur. En fait, l’Éducation Nationale n’entretient qu’un sous-système particulier, sur le plan pédagogique, aussi bien que sur le plan temporel, en n’attribuant tous ses efforts qu’à la première chance. N’y-a-t-il pas complicité entre la société globale et l’Éducation Nationale, quand l’une et l’autre accordent une importance excessive à la première chance, et aux titres et aux diplômes obtenus par la formation initiale. En effet, cette priorité accordée aux titres et à la scolarité initiale entraîne une immobilisation des statuts socio-économiques. C’est ainsi qu’on n’en finit pas de sortir d’une Grande École. Cette priorité accordée à la formation initiale, aux établissements fréquentés, et aux diplômes, décourage aussi les vocations tardives, ainsi que celles et ceux qui voudraient bien renouveler en permanence leurs acquisitions. En ce sens, la structure du système éducatif français paraît marginale, par rapport à ces deux grandes nécessités : la formation du personnel qualifié, et la promotion culturelle. C’est pourquoi le défi lancé à l’Éducation Nationale par la société de croissance entraîne des réponses extérieures à cette dernière. Leur existence entre en contradiction avec la vocation universaliste de la philosophie traditionnelle du système éducatif français.
B – Le défi lancé par les moyens modernes d’information et de communication de masse .
Ce défi est capital, et ce n’est pas en raison des contenus véhiculés par les mass-média. Mac Luhan a , dans un mot terrible, dit que : « Le message, c’est le médium (le support), et non le contenu. » Les mass-média « écrasent » l’ensemble des gens par des circuits de diffusion culturelle, dont les axes et les supports n’ont plus rien de commun avec ceux qu’utilisaient traditionnellement les institutions enseignantes. Du fait de la numérisation de l’information, ils sont infiniment plus larges et plus percutants. Ils atteignent les gens dans leur intimité, et en permanence. L’Éducation Nationale s’est trouvée débordée de toutes parts par les nouveaux circuits de diffusion. C’est un défi extraordinaire. Les institutions enseignantes s’étant alors trouvées débordées, la tentation était grande pour elles de s’ériger en défenseur des valeurs traditionnelles, compte tenu de l’ampleur des transformations, qu’implique l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Ces interactions amènent un partage des connaissances, en mettant de plus en plus en relation le scolaire et l’extra-scolaire, par un va-et-vient entre les savoirs des élèves, les savoirs scolaires, les informations provenant de divers documents médiatiques, et les savoirs sur les médias eux-mêmes. Le Web et les autres réseaux offrent des possibilités de recherche et d’étude, s’agissant de placer l’élève dans une position de chercheur. Aujourd’hui, ce sont les méthodes qu’il faut enseigner, parce que les faits et les connaissances, par leur volume et leur diversité inimaginables, exercent une influence considérable sur l’institution scolaire. Il y a, chez les élèves, un renversement des critères de référence : la perspective est de plus en plus celle des mass média. Cet univers est extrèmement motivant et inducteur, mais il est également fantômatique. Car il est à la fois présent et irréel. Il est omniprésent, et en même temps, on n’a pas de prise sur lui. C’est pourquoi les exigences de rationalisation à son égard sont redoublées et démultipliées. Il s’agit d’amener les gens à utiliser le foisonnement d’informations, qui caractérise le monde moderne, au lieu de se laisser écraser par lui. Dans cette perspective nouvelle, le système éducatif se doit d’employer les véritables démarches de formation. Il s’agit donc de distinguer :
– le temps de l’information.
– le temps de la mise en ordre.
– le temps de l’assimilation.
– le temps du contrôle, etc…
Autant de fonctions, ou de temps, permettant d’arriver à l’idée d’une technologie éducative, qui est ainsi une réponse à la société technique.
La Technologie Éducative, c’est-à-dire cette articulation entre l’enseignement programmé, l’enseignement audio-visuel, l’enseignement par l’ordinateur, constitue la réponse du système enseignant à la société technique sur les deux plans suivants : celui des méthodes, et celui des instruments.
C-Le défi de la nouvelle jeunesse :
C’est un choc subtil, qui est lancé au système éducatif par une jeunesse, qui surgit du développement démographique, et du développement technico-industriel, en accroissant deux fois son poids. Elle l’accroît quantitativement, et c’est l’aspect démographique. Et d’autre part, elle l’accroît par le fait qu’elle est soumise à une culture de plus en plus spécifique, qui la fait entrer dans des circuits de consommation culturelle, avec des réseaux et des instruments culturels, qui lui propres. Elle utilise en particulier l’avance technologique des jeunes sur les adultes.
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Les Conditions Générales de la mutation
Le développement du système éducatif est en quelque sorte un développement homothétique, lié à une progression, alors qu’un véritable développement passe par des stades de remaniement général, de restructuration générale de l’ensemble. Cette restructuration ne se fait pas. Le système éducatif tend toujours à demeurer sur le plan du développement homothétique quantitatif, sans véritables transformations structurales. Or, il y a une nécessité de transformations structurales, à partir de considérations vraiment fonctionnelles, liées à des objectifs exprimables, liées à des formes opérationnelles données, et liées à des idéaux et à des finalités. Par conséquent, le nouveau langage de l’Education Nationale doit être un langage de procédure efficace. Il s’agit d’adapter les gens à un monde de changements, à un régime culturel différent, à un monde où les contenus informationnels seront constamment offerts. Cela revient à dire que la méthode a la priorité sur les contenus. Ces raisonnements de la pédagogie nouvelle sont maintenant exprimables en termes opérationnels. Il faut que la philosophie éducative prenne délibérément en main la manipulation intégrée des facteurs de transition du système. Il ne faut pas attendre la planification de conversions totales du système. Un changement d’attitude, chez beaucoup de pédagogues, ne saurait se faire sans un certain héroïsme. La simple accession à des notions comme la rentabilité du système éducatif constitue, par rapport à une philosophie pure, un véritable scandale. Parce que la rentabilité ne se mesure pas, on est tout à fait fondé à maintenir les finalités et les objectifs. Si on mesure les objectifs, en revanche on ne mesure pas les finalités. La finalité est un élan philosophique, elle est l’essence transcendante de notre action. Former des hommes libres, des esprits créateurs, amener chacun à son maximum de développement, sont des finalités. L’objectif est indépendant des personnes. Il y a un caractère neutre de l’objectif, et ce que l’action pédagogique apporte de plus constitue comme une sorte de « plus-value » pédagogique. Dans l’enseignement programmé, ce que les personnes ajoutent, c’est une plus-value éducative, intermédiaire entre l’objectif et la finalité.
Ce souci de la rentabilité, qui a paru scandaleux, oblige les enseignants à expliciter leurs objectifs, c’est-à-dire les comportements, les savoir-faire, permettant de distinguer les élèves, ayant atteint ou pas ces objectifs. Ces objectifs ne sont pas une norme temporelle projetée. C’est pourquoi il importe de s’ouvrir à un travail d’équipe pédagogique, à des regroupements, à des évaluations en commun.
Certes,une dissonance institutionnelle s’est établie entre la position traditionnelle de l’enseignant et les besoins individuels et sociaux. Les enseignants doivent désormais répondre à des demandes provenant de milieux socio-culturels très différents. Ils doivent aussi préparer les individus à des parcours très variés. De ce fait, leur rôle devient plus dynamique et multiforme, et non plus fixé, comme autrefois, sur une seule pédagogie. La question, pour chaque professeur, c’est de pouvoir créer un climat de travail, des moyens, une instrumentation variée. Il s’agit donc de différencier les moyens d’enseignement, en disposant de plusieurs voies pédagogiques, pour s’adapter aux besoins des élèves. Car le régime de chacun d’eux peut être différent.., d’où l’intérêt de multiplier les formes d’action, vers le développement de la communication et de la réussite, par une gamme étendue de ressources, et de moyens d’enseignement. Car l’enseignant doit être de plus en plus exercé à vivre avec la surprise des différences, venant de ses élèves, comme de ses collègues. Il doit pouvoir apporter à sa classe des formes multiples d’enseignement, des instruments diversifiés de communication et d’évaluation, des modalités différenciées de rythmes d’études, et d’échanges coopératifs. D’où la nécessité d’être équipé de tout un éventail de techniques de groupe, d’exposition, de documentation. Il importe enfin qu’il sache coopérer, en modalités intra-disciplinaire ou interdisciplinaire avec des collègues, ou des intervenants divers (parents, experts), au-delà des bornes disciplinaires. C’est l’enjeu du nouvel humanisme, et des jeux de relation à l’oeuvre dans le monde moderne. D’où la nécessité d’une pratique de la pédagogie de l’alliance, par l’échange multilatéral entre professeurs et élèves, par l’ouverture en direction des spécialistes extérieurs, par le recyclage des méthodologies, et par l’alliance avec les instruments du savoir contemporain. Il s’agit d’enseigner dans le tissu culturel moderne, en plein accord avec la mentalité de notre monde pluridimensionnel.
ROLAND TELL