Les défis géopolitiques des indépendances antillaises et kanakiennes face au colonialisme moderne

— Par Jean-Marie Nol —

Les organisations indépendantistes des Antilles-Guyane dans l’impasse du fait de la résurgence du colonialisme avec le nouvel ordre impérialiste mondial ?

Les mouvements indépendantistes des Antilles-Guyane et de Kanaky se retrouvent aujourd’hui dans une impasse stratégique et idéologique , confrontés à une résurgence du colonialisme sous une forme nouvelle et insidieuse, nourrie par un contexte géopolitique international en pleine mutation. Tandis que les aspirations à l’autodétermination se renforcent dans certains territoires, la réponse des anciennes puissances coloniales, notamment la France et les Pays-Bas, semble marquée par une volonté de contrôle renforcée dans la région Caraïbe , appuyée par un réarmement idéologique et militaire. Cette dynamique s’inscrit dans un monde en recomposition, où l’impérialisme d’antan trouve de nouvelles expressions et où les luttes pour la souveraineté locale se heurtent à des logiques de puissance globales et de nouveaux rapports de force.

En juillet dernier, à Bakou en Azerbaïdjan, des représentants de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Kanaky et d’autres territoires ultramarins ont participé à une conférence historique visant à fédérer les derniers territoires encore sous administration française dans un « Front international de libération des colonies françaises ». Cette initiative traduit la volonté croissante de s’appuyer sur ce qu’ils croient être les nouveaux rapports de force internationaux pour faire avancer la cause indépendantiste. Depuis 2023, des alliances stratégiques se sont nouées entre les indépendantistes ultramarins et certains États tels que l’Azerbaïdjan, qui leur offrent des tribunes internationales, notamment à la COP29, au grand dam de Paris qui y voit une tentative de déstabilisation.

Cependant, si le combat se mène désormais à l’international, les indépendantistes savent qu’une bataille essentielle reste à livrer sur le terrain local. Convaincre les populations de l’urgence et de la nécessité de l’autodétermination s’avère un défi de taille, après des décennies d’influence française marquées par des discours minimisant les effets du colonialisme et une assimilation politique et économique forte. La manipulation des concepts autour de la décolonisation, instrumentalisés à des fins électoralistes, a largement contribué à brouiller le débat. Un travail de pédagogie et de mobilisation devrait donc logiquement s’imposer pour raviver la conscience identitaire et réhabiliter l’idée d’une souveraineté viable. Certains militants appellent ainsi à une refonte du paysage politique indépendantiste local, avec la construction d’un véritable parti unifié capable d’incarner et de structurer la lutte, intégrant également les revendications des mouvements sociaux.

Mais le hic c’est que le nouveau contexte mondial ne semble pas pouvoir jouer un rôle central dans la recomposition des forces en présence. Le nouvel ordre géopolitique, marqué par l’affirmation des puissances du « Sud global »—Chine, Russie, Inde, et nombre de pays africains—change la donne et pourrait ouvrir des opportunités inédites aux mouvements indépendantistes. Pourtant, il semble que ces derniers peinent encore à en saisir toute la portée. La montée en puissance de nouveaux impérialismes, notamment celui des États-Unis sous Donald Trump, complexifie la situation. Lors d’une récente conférence de presse en Floride, le président élu a relancé des ambitions territoriales qui rappellent les heures les plus expansionnistes de l’histoire américaine. Évoquant la possibilité d’une annexion du canal de Panama , du Groenland, voire du Canada il a réaffirmé une vision offensive de la doctrine Monroe, fondée sur une hégémonie américaine sans partage sur l’hémisphère occidental notamment en décrétant un changement de nom du Golfe du Mexique en Golfe de l’Amérique. Cette posture s’inscrit dans une continuité historique où l’impérialisme américain s’est imposé par la force, à l’image de l’acquisition de l’Alaska, de la mainmise sur Cuba et Porto Rico, ou encore du contrôle stratégique du canal de Panama. Aujourd’hui, la volonté de Trump de renforcer la domination américaine sur des zones clés du commerce maritime et des ressources naturelles annonce une intensification des tensions globales.

Face à ces transformations, la France ne reste pas en retrait. Consciente des nouveaux rapports de force mondiaux, elle adopte une posture de plus en plus défensive pour garantir son maintien dans ses territoires ultramarins. Le réarmement, tant idéologique que militaire, est devenu une priorité. L’État français envisage une réorientation budgétaire majeure en faveur de la défense, quitte à remettre en question son modèle social. La déclaration d’un haut responsable affirmant que « l’argent des retraités les plus jeunes » devra être redirigé vers l’effort militaire illustre cette nouvelle priorité stratégique. Loin d’un simple pragmatisme budgétaire, cette position révèle une volonté de renforcer les moyens de contrôle sur les territoires d’outre-mer, dans un contexte où la contestation autonomiste et indépendantiste semble regagner du terrain à première vue, mais le focus est selon nous trompeur à très court-terme en raison de la nouvelle géostratégie mondiale .

Mais cette résurgence du colonialisme ne se limite pas à la France. Dans les Caraïbes, le cas de Bonaire illustre une dynamique similaire du côté néerlandais. Depuis la dissolution des Antilles néerlandaises en 2010, l’île a été intégrée à la constitution des Pays-Bas sans consultation démocratique réelle de sa population. Cette absorption a entraîné une marginalisation progressive des habitants autochtones, dont la proportion est passée de 80 % à 32 % en seulement quelques années. L’immigration massive de citoyens européens néerlandais, couplée à un changement linguistique imposé avec la substitution du papiamento par le néerlandais dans les écoles, met en péril l’identité culturelle et politique de Bonaire. Face à cette situation, une délégation bonairienne a sollicité l’appui de la CARICOM pour dénoncer cette nouvelle forme de recolonisation. Ce cas démontre que l’esprit colonial perdure, se manifestant par des stratégies d’assimilation forcée et d’effacement progressif des peuples autochtones.

Dans ce climat de crispation, la France peine à affronter sereinement son passé colonial. La montée de l’extrême droite a conduit à une réhabilitation du discours pro-colonial, en contradiction avec les avancées du débat public observées il y a vingt-cinq ans. À cette époque, la reconnaissance des crimes de la colonisation, notamment en Algérie, et au Vietnam progressait. Aujourd’hui, le retour en force de certaines forces politiques entraîne une réhabilitation des mythes autour de « l’Algérie française » et de la colonisation bienfaitrice, en décalage total avec les recherches historiques. Cette évolution illustre une difficulté persistante de la société française à assumer son héritage colonial, rendant le dialogue d’autant plus complexe avec les territoires ultramarins dont une fraction conteste le statut actuel.

Loin d’être une question du passé, la lutte anticoloniale demeure un enjeu brûlant, nourri par des tensions géopolitiques renouvelées et une volonté accrue des puissances historiques de maintenir leur influence. Si les mouvements indépendantistes des Antilles-Guyane et de Kanaky cherchent à s’adapter à ces nouveaux rapports de force, ils doivent encore surmonter de nombreux obstacles, tant sur le plan interne qu’international. Entre recomposition politique locale et alliances stratégiques avec des puissances émergentes, leur avenir dépendra de leur bonne compréhension de la nouvelle donne stratégique mondiale et de leur capacité à structurer une alternative crédible, à mobiliser les populations et à inscrire leur combat dans une dynamique globale qui dépasse les seuls clivages idéologiques et historiques.

Chak bèf konèt piket ay’.

Jean-Marie Nol économiste et chroniqueur