— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La parution en Haïti, dans Le National du 21 juillet 2021, de notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » a retenu l’attention d’un lectorat divers découvrant pour la première fois que le créole haïtien avait fait l’objet d’un si grand nombre de dictionnaires et de quelques lexiques ces soixante dernières années. Issu d’un ample travail de recherche documentaire, l’« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » est le premier inventaire général de la production lexicographique créole couvrant cette période. Ce travail de recherche, par la consultation de nombreuses sources documentaires en des lieux distincts, a permis d’identifier 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages. Pourtant, en dépit de leur nombre élevé, ces ouvrages sont majoritairement très peu connus voire inconnus en Haïti, notamment dans le système éducatif national où le dictionnaire, idéalement, est censé être un indispensable outil d’accompagnement de la transmission des savoirs et des connaissances. Dans le prolongement de l’« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 », le présent article éclaire davantage la catégorisation des ouvrages recensés et il aborde les défis actuels de la lexicographie haïtienne tant au plan institutionnel et professionnel qu’à celui de la méthodologie de la lexicographie instituée comme domaine scientifique de production dictionnairique.
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Catégories lexiques généralistes et lexiques spécialisés
Les 11 lexiques répertoriés ont été publiés en une ou plusieurs éditions similaires au fil des ans, respectivement en 1958, 1961, 1973, 1976, 1979, 1986, 1989, 1990, 1995, 2000, 2001, 2009 et 2016.
Publié en 1958, le « Lexique créole français » de Pradel Pompilus, œuvre pionnière et fondatrice de la lexicographie créole haïtienne, se situe dans la sphère généraliste tandis que le « Petit lexique des croyances populaires haïtiennes », publié en 1973 par Joris Ceuppons et Roger Désir, indique dès le titre qu’il s’agit d’un ouvrage plus spécialisé, à savoir le lexique spécifique des croyances populaires haïtiennes. D’autre part, paru aux Éditions caraïbes en 1976, le « Ti diksyonnè kreyòl-franse » est l’œuvre conjointe d’Henry Tourneux et de Pierre Vernet, et il appartient à la sphère généraliste comme c’est le cas pour les « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » d’Ernst Mirville, publié en 1979.
Le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux, publié en 1986, précise dans l’intitulé même du titre qu’il s’agit d’un lexique spécialisé, le premier à être élaboré dans le domaine spécifique de l’électricité. Élaboré à la demande du Centre de linguistique appliquée (qui deviendra par la suite la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti), ce lexique se caractérise par ses qualités méthodologiques : il est issu d’un travail d’enquête et d’observation de terrain, il comprend une présentation adéquate de ses objectifs et de sa méthodologie d’enquête par échantillonnage. Il situe les modalités de l’emprunt lexical dans un domaine technique, l’électricité, et il suggère d’utiles pistes en vue de l’élaboration ultérieure de lexiques spécialisés en langue créole, à savoir « (…) dans quelles directions devraient s’orienter les travaux des linguistes amenés à s’intéresser à la modernisation du lexique dans les langues à tradition orale ».
Paru en 1989, l’« Atlas / Leksik zo moun – Leksik an 4 lang » de Michel-Ange Hyppolite est, comme son nom l’indique, un ouvrage spécialisé à l’instar du « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet paru en 2001 et qui est lui aussi un ouvrage spécialisé. Contrairement à leurs prédécesseurs, ces deux ouvrages sont multilingues et s’adressent théoriquement à un lectorat plus diversifié au plan linguistique. Le « Lexicréole / Leksikreyol » de Jeannot Hilaire est paru en 2001 ; dans la base de données WorldCat il est répertorié au titre d’un « dictionnaire multilingue », ce qui conforte la juste observation du linguiste Henry Tourneux quant à la confusion chez certains auteurs entre un lexique et un dictionnaire : « Les ouvrages baptisés « dictionnaire créole-anglais » sont les plus nombreux. Ils possèdent généralement une entrée créole-anglais et une entrée anglais-créole. Plusieurs ne sont que de simples lexiques de poche (C. Théodore 1995, G. Brenton 1985) et n’ont pas de prétentions particulières » (Henry Tourneux : « Un quart de siècle de lexicographie du créole haïtien (1975-2000) » paru dans « À l’arpenteur inspiré, Mélanges offerts à Jean Bernabé », ouvrage dirigé par Raphaël Confiant et Robert Damoiseau (Éditions Ibis rouge, Matoury, Guyane, 2006).
Sur le plan des caractéristiques d’ensemble des lexiques créoles répertoriés, l’on observe donc l’existence de deux catégories : les lexiques généralistes, les plus nombreux, et les lexiques spécialisés. À l’exception du remarquable « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux élaboré selon un protocole lexicographique rigoureux, très peu d’entre eux possèdent une « Préface » présentant le projet éditorial/lexicographique et les objectifs visés ou un « Guide d’utilisation » explicitant la méthodologie de leur élaboration. Autres caractéristiques importantes : 4 lexiques seulement sur 11 ont été publiés en Haïti ; très peu d’entre ont été élaborés par des lexicographes et/ou des linguistes haïtiens et à l’exception du « Leksik elektwomekanik » des linguistes Henry Tourneux et Pierre Vernet, ils ne sont pas le résultat d’un travail d’équipe réalisé en Haïti au sein d’une institution nationale. Un ouvrage est dénommé « lexique » alors qu’en réalité il appartient à la catégorie « glossaire » : c’est le cas notamment du « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » d’Emmanuel Védrine. Accessible en ligne, cet ouvrage d’une grande pauvreté lexicographique et dénué d’assises méthodologiques consigne 32 termes suivis pêle-mêle soit d’une définition soit d’une note explicative, souvent prolixe, sans que l’on soit renseigné sur la provenance des termes, le protocole méthodologique de constitution de la nomenclature, et sans accès aux critères du choix des définitions et des notes qui ne sont guère attestées.
Toujours sur le plan des caractéristiques d’ensemble des lexiques créoles répertoriés, il y a également lieu de souligner les lourdes carences conceptuelles et méthodologiques d’ouvrages tantôt étiquetés « dictionnaire » alors qu’ils sont des lexiques, tantôt étiquetés « glossaire » en lieu et place de « lexique ». Le cas le plus flagrant est le médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » bricolé, sous la direction du linguiste Michel DeGraff, dans l’ignorance assumée de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et qui fait la promotion d’un « modèle » amateur pré-scientifique et pré-lexicographique de type Wikipedia. (Par parenthèse : selon le site Wikipedia, qui ne figure pas parmi les sources documentaires fiables en lexicographie, le mot hawaïen wikiwiki signifie en français « rapide » « vite » ou « informel ».) Accessible en ligne (éventuellement depuis 2015), le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », qui comprend environ 800 termes, est en réalité un lexique et non pas un glossaire. Il a été bricolé dans un épais brouillard méthodologique et la plupart de ses équivalents « créoles » sont fantaisistes, erratiques, faux ou non conformes au système grammatical du créole (exemples : « pis kout lè », « pis ayere », « epi plak pou replik sou », « dyagram fòs », « gwoup emik », « fòs volay », « kouran ki endui », « echikye Punnett mono-ibrid pou yon jèn ki lye ak sèks »). Et sur le plan de la stricte méthodologie de l’élaboration des lexiques et des dictionnaires, le pseudo « modèle » –apparenté à un Wikipedia fourre-tout et hors contrôle scientifique–, que préconise le MIT – Haiti Initiative pose d’énormes problèmes de crédibilité et de fiabilité. Ce pseudo « modèle » n’est enseigné dans aucune Faculté de linguistique, dans aucune École de traduction à travers le monde et aucun linguiste, aucun lexicographe n’a jugé crédible, de 2015 à 2022, de le recommander pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques. À l’analyse il s’est révélé être essentiellement un contre-modèle médiocre, erratique et amateur, capable d’enfermer la lexicographie créole dans un cul-de-sac improductif alors même que sur son site le MIT – Haiti Initiative prétend qu’il « enrichi[t] la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole. [Traduction de RBO.] Rigoureux, le bilan analytique de cet ouvrage en ligne est consigné dans notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022).
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Catégories dictionnaires généralistes et dictionnaires spécialisés
L’« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » répertorie 64 dictionnaires publiés entre 1969 et 2017. Nous n’avons trouvé qu’une seule attestation de l’existence du « Petit dictionnaire créole » de M. Guyomar publié en 1969 (éditeur inconnu), de sorte qu’il est quasi impossible de confirmer qu’il serait le premier dictionnaire unidirectionnel créole ou qu’il serait un dictionnaire bilingue français-créole. Spécialiste mondialement connu de la lexicographie créole, le linguiste Albert Valdman estime que le « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine, publié en 1974 aux Éditions Leméac par le linguiste Gilles Lefebvre de l’Université de Montréal, aurait été rédigé au cours des premières années de la décennie 1940 –dans cette hypothèse il serait le premier dictionnaire français-créole de la lexicographie haïtienne. La recherche que nous avons menée ne permet pas toutefois de confirmer pareille hypothèse.
Quelles sont les principales caractéristiques des dictionnaires créoles publiés entre 1969 et 2017 ? Sur le total de 64 dictionnaires que nous avons répertoriés, seuls douze ont été édités en Haïti : trois d’entre eux ont été élaborés dans un cadre institutionnel, à savoir le Centre de linguistique appliquée. Il s’agit du « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen » de Pierre Vernet et B. C. Freeman (1988) ; du « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne » de Pierre Vernet et B. C. Freeman (1989) ; et du « Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen » de Bryant Freeman (1989). Dans un pays, Haïti, où le travail solitaire et l’amateurisme sont souvent sanctifiés et banalisés, la dimension institutionnelle des débuts de la lexicographie créole au Centre de linguistique appliquée mérite d’être clairement mise en lumière : Ernst Mirville y a publié en 1979 les « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français », et c’est encore dans le cadre des travaux de recherche de cette institution qu’a été élaboré le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux paru en 1986 dans les Cahiers du Lacito / CNRS. Les trois dictionnaires élaborés dans le cadre du Centre de linguistique appliquée ne disposent pas des attributs des dictionnaires spécialisés au sens strict comme c’est le cas d’un dictionnaire de l’informatique ou de l’infographie. Mais la démarche du « Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen » de Bryant Freeman (1989) est novatrice et utile notamment à l’apprentissage scolaire puisqu’un dictionnaire inverse présente une grande qualité pédagogique : il permet de rechercher un mot à partir de sa définition.
Plusieurs indices suggèrent qu’un nombre relativement élevé de dictionnaires bilingues créole-anglais / anglais-créole a été édité aux États-Unis, en lien éventuellement avec la forte migration haïtienne dans ce pays, mais leur décompte précis est hasardeux en raison des publications à compte d’auteur ou à compte d’auteur déguisé sous couvert de maisons d’édition éphémères diffusant très peu des ouvrages au destin confidentiel. Un « Diccionario creol-español / español-creol », daté de 1984, a été publié en République dominicaine par Nelson Didiez tandis qu’un « Diccionario haitiano – español / español – haitiano », sous la plume de Prophète Joseph et Francisco Lameda, est paru en 2009 aux Edisyon Konbit Ayiti. On peut donc dire que la dictionnairique haïtienne est polyglotte puisqu’elle est élaborée en créole, en français, en anglais et en espagnol, mais avec une ample dominante d’ouvrages incluant la langue anglaise. La co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987 n’a pas donné lieu à une grande production de dictionnaires créoles en Haïti : de 1987 à 2022, la plupart des dictionnaires ont été publiés aux États-Unis, ce sont des dictionnaires généralistes anglais-créole / créole-anglais, à l’exception notable de quelques dictionnaires spécialisés tels le « English Haitian-Creole science dictionary / Diksyonè syans Angle-Kreyòl » de Féquière Vilsaint et Maude Heurtelou publié en 1996, ainsi que le « Haitian Creole (Kreyol)-English Pocket Medical Translator » de Marcus Harding publié en 1996 par l’International Medical Volunteers Association.
L’une des caractéristiques de la production de dictionnaires créoles est le faible nombre d’ouvrages élaborés en Haïti et diffusés dans le cadre de la réforme Bernard, entre 1979 et 1987, alors même que le pays était engagé dans la première grande réforme de son système éducatif national et que le créole avait accédé pour la première fois de l’Histoire nationale au statut de langue d’enseignement et de langue enseignée. Le « Haitian Creole – English – French Dictionary (vol. I et II) » d’Albert Valdman (et al) a certes été édité en 1981 –mais il est paru aux États-Unis ; en 1985 est publié en Haïti le « Diksyonè kreyòl – anglè / Creole English Dictionary » d’Edner Jeanty à la Presse évangélique ; et George Brenton fait paraître le « New English Creole Dictionary, with Creole-English : Dictionary for Instant Communication » en 1985 aux Éditions Imprimerie nouvelle à Port-au-Prince. Un an après la mise en coma de la réforme Bernard en 1987, Pierre Vernet et B. C. Freeman ont fait paraître, en 1988, le premier « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen ». S’il est attesté que la réforme Bernard, à travers l’Institut pédagogique national, aurait produit un nombre présumément important d’outils pédagogiques en langue créole, en 2022 il est extrêmement difficile de les retracer –y compris à la Bibliothèque nationale d’Haïti–, et la grande mobilisation pédagogique créole qu’a été la réforme Bernard n’a vu passer, fort discrètement, que les quatre dictionnaires créoles que nous venons de citer. Durant la réforme Bernard de 1979 –instituée sous forte « recommandation » des agences de coopération internationale mais boycottée en sous-main par les grands caïds de la dictature duvaliériste–, le système éducatif haïtien ne disposait donc pas d’un dictionnaire généraliste bidirectionnel français-créole / créole-français, et encore moins d’un dictionnaire unilingue créole.
L’élaboration de deux dictionnaires unilingues créoles traduit sans doute la volonté de leurs auteurs de combler un vide et de fournir à des lectorats divers une référence à la fois utile et multi-tâches. Il s’agit du « Diksyonè kreyòl Vilsen » de Maud Heurtelou et Féquière Vilsaint (Educavision, 1994) et du « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot (Éditions CUC Caraïbe, 2003 (?). Nous les avons soumis à une analyse rigoureuse et démontré que ces deux seuls dictionnaires unilingues créoles du corpus dictionnairique haïtien sont lourdement lacunaires au plan du contenu des rubriques notionnelles et qu’ils n’ont pas été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », Le National, 12 juillet 2022). Au compteur de soixante-quatre ans de lexicographie créole, l’observation empirique et le bilan analytique nous ont conduit au constat qu’il n’existe pas encore de dictionnaire unilingue créole de référence élaboré selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Sur le versant créole de la lexicographie haïtienne, il s’agit là de l’un des plus importants défis qu’Haïti doit relever.
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Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti
L’actualisation de l’analyse des besoins lexicographiques d’Haïti permet de mieux situer les défis à relever et d’anticiper les moyens à mettre en œuvre pour les relever. Les linguistes et les enseignants haïtiens estiment que le pays a besoin d’un dictionnaire généraliste bilingue bi-directionnel (CHS-français/français-CHS) / CHS = créole haïtien standard), d’un dictionnaire unilingue créole et, pour les besoins spécifiques du secteur scolaire, d’un dictionnaire scolaire créole-français / français-créole. Les moyens à mettre en œuvre, au plan institutionnel, sont de l’ordre de la formation en lexicographie et de la professionnalisation du métier de lexicographe. À l’aune de ce défi majeur, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle essentiel à jouer par la mise en route d’une formation spécialisée en lexicographie.
L’élaboration prochaine d’un dictionnaire bilingue bi-directionnel créole haïtien standard – français / français – créole haïtien standard et d’un dictionnaire unilingue créole peut être modélisée par l’intégration du socle méthodologique sur lequel a été bâti (a) le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chery (tomes 1 et 2 parus en Haïti en 2000 et 2002 chez Édutex) ; (b) le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » paru initialement chez Hachette-Deschamps en 1996 et qui est aujourd’hui édité par les Éditions haïtiennes SA (EDITHA) ; (c) le Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary d’Albert Valdman (Creole Institute, Bloomington University, 2007). Ces trois publications scientifiques attestent que la lexicographie haïtienne –sur ses versants créole et français–, dispose aujourd’hui d’un cadre méthodologique rigoureux, modélisé, sur lequel les futures publications dictionnairiques devront prendre appui. En voici une présentation synthétisée.
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Le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chery a été élaboré selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Rigoureux, cet ouvrage s’est constitué par la consultation de nombreuses sources écrites et orales –travail documentaire qui est à la base de toute entreprise lexicographique méthodique. Ainsi, tel que le précise l’auteur dans son « Introduction » méthodologique, « Le travail de recherche qui a abouti au Dictionnaire s’appuie sur la collecte et l’analyse d’un important corpus de textes (journaux, revues, ouvrages, publications diverses) », corpus auquel s’ajoute le relevé des sources audiovisuelles. L’établissement du corpus de référence a donné lieu à la confection de la nomenclature du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », et cette nomenclature a permis le classement des unités lexicales « génériques » et « spécifiques », selon qu’elles appartiennent à la langue générale ou qu’elles sont des créations lexicales propres au français d’Haïti. La nomenclature du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » s’ordonne selon une typologie qui prend en compte plusieurs procédés de formation des unités lexicales. Le lecteur y trouvera donc (1) des créations lexicales (des néologismes) provenant du créole (« déchouquage », « déchouquer », « attaché », « lavalassien », « zenglendo », etc.) ; (2) des termes issus de procédés de formation lexicale usuels en français (« anti(-) changement », « haïtiano-haïtien », « néoduvaliériste », etc.) ; (3) des termes provenant de l’anglais (« implémenter » (un projet), « graduation » (académique), « performer », etc. Le lecteur trouvera également des termes reflétant des « changements intervenus à l’intérieur des structures politiques, institutionnelles, économiques » tels que « premier ministre », « ratification », « déclaration de politique générale », « pluralisme », « vote de confiance », « délégué », « Casec » etc. Le lecteur croisera aussi des unités lexicales qui, sans changer de sens, acquièrent un statut nouveau ou « sont dans l’air du temps » (« démocratie », « Constitution », « machine électorale », « privatisation », « magouille », etc. Certaines unités lexicales ont connu une extension de leur champ sémantique, soit une extension spécifique du sens initial (« béton », « agenda », « carnet », « fusible », etc.), tandis que d’autres ont évolué sur le mode d’un glissement de sens (« cambiste », « cahier des charges » en lieu et place de « cahier de doléances », « primature » pour « désigner à la fois la fonction de premier ministre et les locaux logeant les services du chef du gouvernement ».
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Pour sa part, le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » paru initialement chez Hachette-Deschamps en 1996, est aujourd’hui édité par Les Éditions haïtiennes EDITHA. En page intérieure il porte la mention « Responsable de l’adaptation pour Haïti : André Vilaire Chery » et cet ouvrage a été réalisé avec « la contribution d’une équipe de la Faculté de linguistique appliquée sous la direction de Pierre Vernet ». Ce maillage institutionnel mérite d’être fortement souligné puisqu’il mutualise les ressources lexicographiques d’un éditeur de manuels scolaires et celles d’une institution nationale d’enseignement supérieur. Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » est une adaptation pour Haïti du « Dictionnaire Hachette junior » publié en France par l’éditeur Hachette qui précise sur son site que le volume édité à Paris comprend 25 000 mots et expressions. Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » est un ouvrage rigoureux à la présentation graphique moderne et agréable. Il a été élaboré en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, ce qui en garantit la fiabilité et la crédibilité scientifique. Il comprend en amont, sous le titre « Comment utiliser ce dictionnaire » (page 5), le guide d’utilisation usuel des dictionnaires généralistes. Ce guide d’utilisation –qui expose la méthodologie d’élaboration des rubriques du dictionnaire–, présente et exemplifie la structure et le contenu des « entrées » de l’ouvrage à l’aide de marqueurs, de mentions éclairantes : « orthographe (en lettres grasses) », « prononciation », « renvoi aux mots de sens équivalents », « mot de la même famille », « sens figuré », « catégorie grammaticale », « changement de la catégorie grammaticale », « mots qui s’écrivent de la même façon mais qui n’ont pas le même sens », « expression mise en vedette », « indique que le mot (ou le sens) fait partie du français d’Haïti » [c’est l’« indicatif de pays, FH], etc. Ainsi, ce dictionnaire exemplifie la part faite aux particularités lexicales du français régional d’Haïti par la mention de « l’indicatif de pays », FH (« français d’Haïti »), et la conformité des définitions (exemples : « déchouquage » (n.), « déchouquer » (v.) et « déchouqueur » (n.) aux pages 156, 157. Le terme « macoute » (page 349) est lui aussi accompagné de « l’indicatif de pays » FH, suivi de ses deux acceptions historiquement attestées (« grand sac de latanier » puis « membre de la milice de François Duvalier »). À la page 444, le sens « haïtien » de la « pistache » est bien indiqué et « l’indicatif de pays », FH, suit le terme « mamba » adéquatement défini dans le contexte haïtien (page 355). Le terme « mamba » est attesté dans le Dictionnaire des francophones, il est défini par l’appel au terme complexe « beurre d’arachide » (acception par ailleurs courante au Québec), mais son sens « haïtien » ne figure pas dans les dictionnaires généralistes hexagonaux. La « Préface » du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » (page 6) expose la vision éditoriale de l’ouvrage et apporte un éclairage essentiel sur son mode d’emploi au plan pédagogique, ce qui est essentiel dans un ouvrage qui s’adresse à des écoliers : « L’accès à la compréhension des mots est facilité par le concours mutuel que s’apportent la phrase exemple et la définition. Ce choix pédagogique a l’avantage de présenter à l’élève le mot en situation d’emploi ».
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Le bilan analytique des dictionnaires bilingues créole-anglais / anglais-créole accessibles aujourd’hui autorise à présenter objectivement le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Bloomington University, 2007) comme étant le meilleur et le plus rigoureux ouvrage de la lexicographie créole contemporaine. Ce volumineux ouvrage de 781 pages a été élaboré en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, ce qui en garantit la fiabilité et la crédibilité scientifique. À ce titre, il peut servir de modèle et de référence méthodologique à la lexicographie haïtienne pour l’ensemble des dictionnaires bilingues (généralistes et spécialisés) qu’elle aura à élaborer. En amont de la structure de ce dictionnaire figurent plusieurs chapitres qui exposent la méthodologie de l’ouvrage : la « Préface », qui présente l’« objet du dictionnaire bilingue anglais-créole haïtien », la « portée et la nature du dictionnaire bilingue anglais-créole haïtien », la méthodologie d’établissement de la nomenclature qui liste 30 000 mots-clés et 26 000 sous-entrées, ainsi que la microstructure de chaque article dictionnairique. La « Préface » est suivie d’éclairantes « Remarques introductives sur le créole », à la suite desquelles figurent la présentation du « Système orthographique du créole » ainsi qu’une « Esquisse de la structure grammaticale » du créole (pages vii à xv). Le « Guide d’utilisation du dictionnaire » (pages xix à xxi) est une méthodique présentation des marqueurs qui figurent, pour chaque rubrique, à la suite de chaque entrée : le terme vedette, la prononciation, les synonymes numérotés, la catégorie grammaticale (nom, verbe, adverbe, adjectif…), les homonymes, l’équivalent anglais (puisqu’il s’agit d’un dictionnaire bilingue créole-anglais), les exemples d’utilisation et les différentes significations, si c’est le cas, du terme placé en entrée, les renvois vers des notions apparentées, le niveau de langue (par exemple « vulgaire » ou « offensant » pour le locuteur du créole). Aux pages xxiii à xxvii figure une « Présentation détaillée du contenu des entrées » qui enrichit le socle méthodologique du dictionnaire : variantes phonologiques, homonymie et synonymie, catégorisation des verbes, expressions idiomatiques, variantes des sous-entrées. S’ensuit une abondante « Bibliographie » aux pages xxix à xxxii, qui comprend des lexiques et des dictionnaires publiés avant 2007, date de la parution de ce dictionnaire. Les différents chapitres de la section de présentation de l’ouvrage se clôt par la « Liste des abréviations » (pages xxxiii à xxxiv).
Exemple de modélisation de l’entrée-vedette « pipirit » (page 559 du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman) :
Terme créole |
Catégorie grammaticale |
Définition anglaise |
Terme(s) apparenté(s) |
Locutions |
Renvoi(s) |
pipirit1 |
n. |
Kind of small bird |
pipirit chandèl |
Anvan pipirit mete kanson li/depi pipirit chante |
Gri kou pipirit /see/ gri. Sou kon pipirit /see/ sou. |
pipirit gri |
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pipirit gwo tèt |
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pipirit pa chante |
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pipirit rivyè |
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pipirit tètfou |
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pipirit2 |
/see/ pripri |
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Les termes apparentés sont définis et suivis d’une illustration d’emploi. Ex. : Li kite lakay li o pipirit chantan |
Cette illustration à l’aide de l’entrée-vedette « pipirit » montre bien que les rubriques du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » sont bâties sur le même modèle issu du socle méthodologique décrit plus haut. Ce dictionnaire s’enrichit de la consignation des termes apparentés, eux aussi définis, mais l’auteur a choisi de les regrouper dans la même rubrique du terme de départ, ici « pipirit », plutôt que d’en faire des entrées-vedettes autonomes –ce qui aurait considérablement augmenté le nombre de termes placés en entrée du dictionnaire.
En guise de conclusion, il faut prendre toute la mesure que les défis contemporains de la lexicologie créole et française en Haïti sont énormes : le pays a un urgent besoin d’un dictionnaire généraliste bilingue bidirectionnel créole haïtien standard – français / français – créole haïtien standard ; il a aussi besoin d’un dictionnaire unilingue créole de haute qualité scientifique et, pour les besoins spécifiques du secteur scolaire, d’un dictionnaire scolaire bilingue bidirectionnel créole-français / français-créole. Pour travailler au périmètre d’une dictionnairique au socle méthodologique sûr et opérationnel, la lexicographie haïtienne –sur ses versants créole et français–, doit impérativement rompre avec l’amateurisme qui caractérise nombre de ses productions. Elle doit ainsi rompre avec la vulgate selon laquelle n’importe quel locuteur du créole, porteur ou pas d’une bavarde pensée magique, se croit compétent pour rédiger des dictionnaires et des lexiques créoles (voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021). Les linguistes Marie-Christine Hazaël-Masieux, Henry Tourneux, Albert Valdman et Renauld Govain, en une singulière communauté de vue, ont mis en lumière l’une des plus fortes exigences du processus de standardisation du créole, à savoir l’élaboration d’un métalangage adéquat : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005 ; voir aussi un article précédent d’Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000). Le « métalangage » (le langage spécialisé que l’on utilise pour décrire une langue naturelle) qu’évoque Albert Valdman renvoie à l’ample et complexe problématique de la « didactisation » du créole (voir à ce sujet, entre autres, le remarquable et fort instructif article du linguiste Renauld Govain, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » rédigé avec la collaboration de la linguiste Guerlande Bien-Aimé et paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
En ce qui a trait à la méthodologie donc aux principes de base de la lexicographie créole, la réflexion analytique d’Albert Valdman s’apparie à celle d’Annegret Bollée, linguiste à l’Université Otto-Friedrich-Universität à Bamberg, en Allemagne, et auteure de l’étude « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » parue dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X). Elle précise, dans cet article, que « La première tentative d’un dictionnaire monolingue [créole], entreprise dans les années 1990 à Lenstiti kreol aux Seychelles, n’a pas eu de suite. Le problème majeur pour les futurs auteurs de dictionnaires monolingues créoles est, d’après M.-C. Hazaël-Massieux (1997, 241) « la question délicate, mais ô combien intéressante, de la « définition » sur laquelle elle s’est penchée dans plusieurs publications (…). D’une part, ils se heurteront aux problèmes techniques de « l’inexistence du métalangage adéquat » et de « l’insuffisance du vocabulaire disponible », d’autre part, au fait que « les fondements d’une véritable sémantique créole », autrement dit la description du lexique par champs notionnels, comme l’a entreprise R. Chaudenson (1974) pour le [créole] réunionnais, reste à faire pour les autres créoles (1997, 242-3). »
P.S. : Quelques références complémentaires :
Fattier, Dominique, 1997 : « La lexicographie créole saisie à l’état naissant (Ducoeurjoly 1802) », in : Marie-Christine Hazaël-Massieux / Didier de Robillard (éds), Contacts de langues, contacts de cultures, créolisation, Paris, L’Harmattan, 259-273.
Fattier, Dominique, 1998 : « Contribution à l’étude de la genèse d’un créole : l’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires », 6 volumes, Villeneuve d’Ascq, ANRT (Agence nationale de reproduction des thèses).
Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 1989 : « La lexicographie et la lexicologie à l’épreuve des études créoles », revue Études créoles 12/2, 65-86.
Pompilus, Pradel, 1978 : « État présent des travaux de lexique sur le créole haïtien », revue Études créoles, vol. 1 n° 1, 01-07-1978, p. 119-128 ; accessible à la Bibliothèque universitaire – Campus de Schoelcher, Martinique.
Montréal, le 2 août 2022