— Michèle Lamarchina —
Le bateau venait de quitter le port de Catane. Sur le pont, j’admirais le large, le silence et cet horizon marin parfait, ce bouclier étincelant, impitoyable sous le soleil de midi. Superbe et implacable pour les hommes. Je me lavais à grand peine de la cérémonie du cimetière: dix-sept corps étaient inhumés là, et chaque tombe de migrant inconnu était pourvue d’une dalle de marbre blanc sur laquelle le maire avait fait graver un vers du poème de Wole Soyinka « Migrations » traduit en italien: dix-sept vers, un par tombe. Celui-ci tournait inlassablement dans mon esprit: Dove me vomiterà l’ultime tunnel anfibio? Obsédante question, curieusement plus faible quand elle est énoncée dans sa langue originelle: Where will the last tunnel spew me out amphibian? Mais qui retrouve toute sa force dans sa forme française que mon esprit avait spontanément établie: où me vomira le dernier tunnel amphibie? C’était ça le « tunel amphibie »? Le bateau où j’avais pris place? Quel corps allait-on sauver et quel corps allait-on vomir? Vomiterà ou vomira, je croyais que c’était une métaphore, mais pas du tout! Ce qu’on peut être naïf tant qu’on n’a pas vécu l’horreur! « vomi » c’était bien le cas pour ces vingt et un corps de femmes retrouvées à fond de cale, noyées, asphyxiées dans ce mélange d’eau de mer, d’urine, d’essence et de vomi dans lequel leurs compagons d’infortune leur avaient enfoncé la tête. En témoignaient les morsures profondes sur les corps des survivants. Sur vingt deux naufragés, vingt et une femmes! L’homme restant devait être malade!
Pour l’instant règne sur le bateau une tension muette, comme un soulagement mâtiné d’attente. Une forme inédite d’anxiété, l’espoir ou le désespoir de ne rien trouver? Aucun canot à l’horizon, signe que personne n’avait pris la mer ou signe qu’on arrivait trop tard? Temps pour moi d’aller à l’abri reservé aux femmes pour vérifier que tout était en ordre, parée au pire. Jamais d’homme ne rentre ici. Impossible de retourner dans cet abri sans que me revienne en mémoire les images du corps de Nourra, ses pieds qui ne savent plus marcher, ses cuisses brulées par ce mélange d’eau de mer et d’essence, et les mots qu’elle avait fini par lâcher: « Quand on entend « ta’ala », pas besoin de parler arabe, on comprend, il faut les suivre. Celui-là m’avait achetée aux gardiens. Il me faisait coucher dans sa cave et ça lui rapportait cinq dinars pour la nuit. Nue sur un matelas, avec juste une couverture sur le dos. Pourtant j’avais déjà payé pour la traversée, mais il faudrait encore payer pour me libérer. » comme si elle se sentait fautive…..
Après deux heures de navigation tranquille, à guetter l’horizon, une tache blanche est apparue à l’horizon. On y est! D’abord nous parviennent les cris, courant à la surface de l’eau. Comme toujours, mais cette fois, plus aigus, plutôt des hurlements. On s’approche, mais il faut leur dire de se diriger vers le Nord pour sortir des eaux territoriales lybiennes. Ils ne veulent rien entendre. On comprend vite pourquoi: c’est une de ces embarcations de merde, un pneumatique semi-rigide, un de ces canots au plastique si fin qu’il menace de crever à tout instant et un plancher en bois bricolé à la hâte d’où dépassent des vis qui blessent les pieds. Les femmes au fond du canot, hallucinées, priant et criant, les hommes en panique, écopant comme ils peuvent, à demi morts de faim, de soif et de froid. Mais s’ils cèdent à la panique, ils vont tomber à l’eau. Sûr qu’ils ne savent pas nager, et leurs gilets ne servent à rien, ce sont des contrefaçons.
On s’approche d’aussi près qu’on peut et là, on découvre un spectacle ahurissant. Ils sont plus de cent. Ils ont allongé une femme sur le rebord du canot. Je n’y crois pas, c’est pourtant mon métier, mais je n’y crois pas. Elle a accouché à bord, au milieu d’une centaine d’hommes et maintenant, elle est là, à pleurer avec son bébé sur le ventre, encore relié par le cordon. Les hommes lui ont fait une place, ils sont terrifiés et pressés de s’en débarrasser. On ne sait pas s’ils hurlent pour elle ou pour eux! Une accouchée porte sur elle les stigmates de toutes les peurs et tous les espoirs. La mort et la vie réunies en une seule image. L’agneau de Dieu est une accouchée. Du sang froid! Il va falloir la débarquer allongée, ça va pas être facile. Après, elle et moi, nous terminerons le travail.
Par miracle tout s’est bien passé. Je frémis en imaginant le bébé se présentant par le siège! Sur le visage de la femme, la terreur a laissé place à la joie. La naissance de l’enfant répare tout. Qui est le père? Ce n’est pas une question envisageable. Il est préférable de l’oublier. Elle a appelé son bébé Victor!! Elle est heureuse avec son enfant, elle rayonne. Son corps tout entier témoigne de cette horrible et merveilleuse tambouille qu’est la vie.
Michèle Lamarchina