— par Selim Lander — Décidément les romans de Carole Martinez sont faits pour le théâtre. Après Du domaine des murmures mis en scène avec succès à plusieurs reprises, c’est maintenant au tour des Roses fauves – cette fois sous un nouveau titre – par Estelle Andrea, une habituée du Théâtre Aimé Césaire où nous l’avons vue, dernièrement, comme autrice-comédienne, dans Sur les pas de Léonard de Vinci et un an plus tôt comme metteuse en scène (associée à William Mesguich) d’Une Tempête de Césaire, spectacle mémorable et succès d’autant plus méritoire qu’il réunissait un grand nombre de comédiens amateurs mais qui surent se montrer à la hauteur de l’enjeu.
Le roman Les Roses fauves part d’une ancienne coutume espagnole. Avant de mourir, les femmes brodaient un coussin rempli de billets où elles enterraient leurs secrets. Naturellement, ces coussins légués à la fille aînée ne devaient en aucun cas être décousus, à moins d’un grand malheur. Mais, bien sûr, le tabou est brisé dans le roman, faute de quoi il n’y aurait rien à raconter ! La dernière de ces femmes, la sixième dans la lignée, celle qui lève le pot aux roses, a donc hérité de cinq coussins de ses ascendantes maternelles, soit ses mère, grand-mère, bi- tri- et quadrisaïeule. Elle ouvre – si l’on ne se trompe pas – celui de son arrière-arrière-grand-mère, laquelle raconte à la fois sa propre histoire, celle de sa propre mère, de sa fille et la naissance de sa petite-fille, soit dans l’ordre chronologique de la succession de mère en fille l’arrière-arrière-arrière-grand-mère (!), l’arrière-arrière-grand-mère, l’arrière-grand-mère et la grand-mère de la jeune femme qui transgresse le tabou, toutes ces femmes liées par une communauté de destin (qu’on ne dévoilera pas ici) accordée au duende flamenco.
Tel est l’argument repris dans Les Cœurs andalous, une belle et tragique histoire, bellement racontée par Estelle Andrea, présente sur les planches comme conteuse-comédienne-chanteuse et par ses acolytes, Magali Paliès (chanteuse alto, jeu et violon), Karine Gonzalez (danseuse) et Cristóbal Corbel (guitare flamenco).
Faute de pouvoir en dire plus sur les destinées de ces cinq femmes plus une (celle qui a hérité des coussins), disons que l’adaptation d’Estelle Andrea parvient à les faire vivre toutes devant nous, mobilisant pour ce faire les outils traditionnels du théâtre : comédiens, musiciens, danseurs (un même interprète pouvant être les deux ou les trois à la fois), lumières et décor enfin, à l’exclusion de ces nouvelles techniques qui ont envahi aujourd’hui le théâtre, vidéo et sons enregistrés (ces derniers néanmoins pas complètement bannis dans le cas présent). Une remarque en passant : on est tellement habitué désormais à la vidéo qu’on s’étonnerait presque de ne pas la voir surgir à un moment ou à un autre ! Sans parler des micros qui semblent devenus incontournables dans des lieux pourtant conçus, bien avant l’invention de l’électricité, afin que porte la voix. Des micros qui nous sont heureusement épargnés dans le cas présent.
Comme indiqué plus haut, la pièce mêle théâtre, danse et musique comme cela se faisait habituellement avant que le théâtre ne devienne principalement une affaire de paroles, le chant et la danse étant relégués dans des lieux spécialisés, d’ailleurs souvent plus prestigieux que les salles dédiées au théâtre (voir la place de l’Opéra dans la société du Second Empire). Les Cœurs andalous se déroule dans un décor sophistiqué (par rapport à ce à quoi nous sommes désormais habitués) qui comprend en fond de scène un grand arceau entouré de fleurs pour figurer un jardin (où se déroule une partie de l’action), au centre un plateau rond entouré par cinq lampadaires portant chacun un cœur, à jardin un siège… de jardin et à cour une petite table avec du matériel de couture et sa chaise. Le guitariste, assis au fond, s’avancera vers la fin du spectacle. Quant au plateau rond, légèrement détaché du plancher, il sert de caisse de résonance pour la danseuse quand elle pratique les claquettes « flamenco » (taconeo ou zapateo). Un autre élément de décor apparaîtra plus tard, la tombe du « promis » de l’une des femmes (et père de sa fille). Et il y a naturellement les robes des trois femmes (comédiennes, chanteuses, etc.) dont elles changent au gré de l’avancement de la pièce, des costumes parfois spectaculaires comme la robe de deuil noire avec sa longue traîne portée à un moment par la danseuse. À noter également la robe blanche d’où sortira, pour représenter un accouchement, un chiffon rouge extirpé par la comédienne. Quant à la musique flamenco, comment pourrait-on ne pas l’aimer ? Ajoutons que les chansons en français ou en espagnol ont été composées par Estelle Andrea.
Que dire de plus, sinon qu’on a particulièrement apprécié le beau soprano de la susdite et les performances de la danseuse Karine Gonzalez, sans que cela signifie une critique à l’égard des deux autres interprètes.
Les Cœurs andalous, Fort-de-France, Théâtre municipal, 6, 7 et 8 février 2025 à 19h30.