Un film immense aux limites de l'insoutenable.
— Par Roland Sabra —
Immobile… L’immobilité, ça dérange le siècle.
C’est un peu le sourire de la vitesse, et ça sourit pas lerche, la vitesse, en ces temps.
Léo Ferré « Il n’y a plus rien »
Il est des films comme des rencontres improbables. Ce soir là, dans la salle n°3 de Madiana, il y avait, au début de la séance, une douzaine de personnes tout au plus. A la fin de la projection les effectifs avaient fondu de moitié. Et pourtant !
Rares sont les moments de cinéma d’une telle intensité. Un long film, sans dialogue, avec une succession de plans fixes, avec pour seuls mouvements les battements de cils d’un homme perdu sous la pluie, le tremblement d’un panneau publicitaire tenu à bout de bras dans la violence du vent, un geste de la main, maintes fois répétées pour remettre en place une chevelure, la contemplation fascinée d’un paysage de ruines illuminées par un soleil nocturne…
Et le spectateur figé dans l’éternité de l’instant, à son cœur défendant, voit convoquer ses monologues intérieurs, ses pensées intimes, ses combats sans cesse oubliés et sans cesse devant lui. Un homme sur l’écran, affublé de deux enfants, dans l’effort insoutenable d’une survie qui s’évapore aux néons des nuits désargentées, dans la froideur des pluies et des supermarchés. La mère, absente, diffractée en trois personnages aphasiques, figures découpées d’un mythe en lambeaux, Parques égarées à la recherche d’un fil de vie. Ils, le père et les gamins, dorment, dans les vides sanitaires sous les autoroutes urbaines. Matelas partagé dans le balbutiement d’une tendresse prenant la forme d’une couverture toujours remontée sur les épaules d’un gamin endormi. Et dans le jour grisé les voitures au feu rouge comme des meutes carnassières prêtes à bondir, à dévorer la mort quand la vie se limite à manger, pisser, déféquer et dormir dans l’implacable ressassement des nuits et des jours que plus rien ne distinguent, dilués dans l’errance, urbaine ou campagnarde, au milieu des ruines, des friches et des rues sans visages.
Et c’est dans l’entre-deux, constitué par la négativité du propos et la créativité de l’œuvre cinématographique que Tsai Ming-liang compose le tremblement esthétique qui les dépasse, pour permettre l’émergence d’une sublime beauté qui échappe à l’entendement puisqu’elle relève d’une indisponibilité du sens. La beauté et la mort sont impensables. L’intrigue est de peu de poids, noyée sous le déluge, elle s’efface au profit d’une esthétique se construisant sur le défaut d’être. Une œuvre épurée à l’extrême, gloria païen et minimaliste pour des vies à minima.
Des séquences qui relèvent d’une anthologie du cinéma. Il y a d’abord celle de la dévoration sexualisée d’une poupée dont la tête est un chou fripé et dérisoire de Chine, oui un chou de Chine fripé et dérisoire, par le père. La scène hallucinante et métaphorique, la poupée pour les enfants, est d’une intensité érotique et dramatique rares. Et puis ce plan qui montre la vendeuse d’un magasin d’alimentation, une des trois Parques, filmée à partir de la vitrine d’un bac de produits surgelés. Renversement de point de vue car le seul qui compte, dans ce monde déliquescent, est désormais celui de la marchandise triomphante. Enfin le long plan séquence de la fin dans lequel l’homme et une femme presque immobiles font face, mais avec des regards dans des directions différentes, à un paysage composé d’un amas de roches rondes que l’on suppose border une rivière. Plan fixe sur les visages, immobile, fasciné et raviné par l’angoisse qui, pour la femme perle comme une larme, instable, agité, traversé de tics pour l’homme qui se soutient en buvant des mignonnettes.
Un film rare, immense, aux limites de l’insoutenable.
Fort-de-France, le 04/062014.
R.S.
« Les chiens errants » un film de Tsai Ming-liang
avec
Lee Kang-sheng Rôle : Le père
Lee Yi-Cheng Rôle : Le garçon
Lee Yi-Chieh Rôle : La fille
Shi Chen Rôle : Une femme
Lu Yi-Ching Rôle : La vendeuse
Kuei-Mei Yang : Une femme