— Par Dégé —
Envoutés, littéralement transportés par la scénographie de Les Cavaliers, adapté du roman de J. Kessel par Eric Bouvron, on n’a pas vraiment envie de savoir par quels effets spéciaux cette magie a opérée.
Le brouillard artificiel qui, tel un tapis volant, nous conduit d’un lieu l’autre dans un Afghanistan hors du temps, là où coutumes et costumes ne sont plus les nôtres ; le projecteur en contre-plongée qui dessine une silhouette féminine magnifiée derrière une tenture, voile qui devient tour à tour rideau de palais ou cloison d’hôpital ; d’où émanent de si étranges sonorités ? Peu importe la technique car la vraie magie ne tient pas à elle. La magie, c’est que l’on croit aux différentes métamorphoses : celles des décors, celles des huit personnages (joués par trois acteurs) et surtout la nôtre, spectateur !
Car nous y croyons à tout ce que nous ne voyons pas : des chevaux, des chiens inexistants ; d’invisibles kilomètres, périlleux et poussiéreux ; des nomades, des peuplades évoqués…Pire ON VOIT, avec « l’aïeul de tout le monde », un costume blanc de moine encapuchonné, un être qui n’existe pas ! On NE voit PAS la jambe amputée simplement dissimulée d’un manchon noir…
Dans cette pièce, les frontières sont abolies et les opérations de coulisses, habillage, déshabillage, etc. se déroulent sur scène avec aisance au point que le bruiteur-musicien, improvisant chaque soir à partir d’un canevas prévu, est un personnage à part entière. Tantôt galops, tantôt vents, tantôt muezzin, tantôt colères ou combats, merveilleux Khalid K. qui de son beatboxon prolonge l’harmonie après les saluts au public !
La musique joue un facteur essentiel dans cette pièce. Pas seulement comme lien entre les scènes et contribuant à la dynamique quasi cinématographique. Pas seulement esthétique, plaisante, suggestive, elle apporte une hauteur, une distanciation, un apaisement nécessaires à la brutalité de l’histoire. Une sérénité, une sagesse que seuls le grand âge, les contes, les mythes apportent.
La violence est partout, d’abord dans ce jeu, le Bouzkachi du roi, symbole de la vie afghane où les cavaliers doivent se battre avec la plus grande ardeur pour placer dans un cercle un bouc décapité. Affrontements sans merci.
La violence des sentiments est tout aussi désarçonnant. Par exemple, le refus de vieillir du grand Toursène, l’ancien champion, l’entraîne à l’égard de son seul fils survivant (et le seul apte à gagner la compétition !) dans une jalousie hors de toute raison, de toute folie même. Tel un dieu de l’Olympe, aveuglé par la haine et pris dans d’insondables contradictions, il ne cesse de traquer ce fils, qui doit pourtant lui apporter honneur et gloire. Longtemps il ne pense qu’à l’humilier, l’écraser. Son acharnement haineux est d’une telle démesure que cela nous interdit tout jugement, toute condamnation. Cela est. Et si fort que cela dépasse la justice des hommes : on bascule du côté des dieux, du côté de la légende, du mythe…
De même nous laisse interdits, l’orgueil, l’inexplicable force qui pousse Orouz, son fils unique. Jamais découragé, le jeune homme s’obstine à vouloir convaincre son père de lui accorder, sinon de l’amour, de l’estime, de la reconnaissance, un compliment. En vain. Il aura beau aller jusqu’au martyr dans une épique et cruelle traversée, il aura beau, devenu infirme, réussir à redevenir le champion incontesté de la voltige et du Bouzkachi royal, il n’obtiendra que son mépris. Il deviendra grand loin de lui, là encore dans un ailleurs mythique.
La violence des préjugés, elle aussi, dépasse tout. A l’égard des femmes notamment. Zéré, à la fois maman, guérisseuse, sorcière, putain, tentatrice, traîtresse, vénale…répond à tous les stéréotypes négatifs. Mokkhi, le fidèle serviteur, subjugué par la beauté de son corps, ne peut résister au désir de celle-ci de sortir de leur condition de pauvres hères. Leur tentative de meurtre échouera, mais Ouroz, maître magnanime, pardonnera.
Pourquoi cette surprenante clémence au milieu de tant de cruautés ? Sans doute parce que tous, du plus petit au plus puissant, partagent une passion sublime. Celle du cheval ! Et Jehol, qualifié par glissement rhétorique de « fou », est La Valeur, devant qui tous s’inclinent, celle qui concentre l’Amour, pur, simple ou incandescent qui est refusé à chacun.
Heureux le spectateur qui est entré au théâtre municipal* avec un souci trop lourd, la représentation de Les Cavaliers lui a redonné les joies de ses lectures d’enfance. A lui, à nous les grandes chevauchées à travers les steppes brûlantes ou glacées, les luttes âpres pour conquérir le pouvoir, la liberté, l’amour d’un être adoré, les embuscades, les traitres démasqués, les civilisations aux langues inconnues, d’étranges mœurs et coutumes… Kessel, London, Conrad, Dumas, Verne, les Russes…De sorte que, par la grâce de ce spectacle vivant, notre imagination enfantine ressuscitée, disparaît le tabouret aux pattes chantournées et se dresse devant nous un splendide, un merveilleux étalon !
** Les Cavaliers représenté les 8, 9, 10 décembre. Les spectateurs souhaiteront un prolongement. A obtenu les Molières de 2016.
* Remerciements au Théâtre municipal pour la qualité continue de sa programmation.
***Oruz joué par Gregory Baquet, Toursène par Eric Bouvron. L’instrument de Khalid K.=beatboxon, sampler perfectionné.
****Bouddha de Bamiyan