Par Selim Lander – Les Bruits de Recife : un premier long métrage de Kleber Mendonça Filho tourné dans une ville du Brésil en plein boum économique, avec les gratte-ciels qui poussent partout ; plusieurs lignes narratives très lâches qui se développent simultanément, se croisent parfois ; un film patchwork, des personnages ordinaires, « sans qualité », vivant une existence banale, à l’exception de l’un d’entre eux qui veut assouvir une vengeance (mais cela nous ne le découvrirons qu’à la fin).
Le principal intérêt de ce film, pour un spectateur du Vieux Monde peu familier avec les pays émergents d’Amérique du sud, est peut-être documentaire. Il est toujours fascinant de découvrir comment les hommes vivent dans des environnements très différents du nôtre. Kleber Mendonça Filho nous installe avec ses caméras en position de voyeur dans un quartier de Recife en pleine transformation, où les maisons individuelles sont peu à peu remplacées par des grands immeubles. Nous observons ses habitants dans leurs occupations quotidiennes, y compris parfois les plus intimes : il y a la ménagère de moins de cinquante ans – femme au foyer désœuvrée malgré ses deux enfants –, le patriarche du quartier et des membres de sa famille dont certains font des affaires dans l’immobilier (elle compte aussi un jeune voyou), la petite amie de l’un d’eux, quelques comparses, et puis toutes les personnes qui se mettent au service de la bourgeoisie, grande ou petite, dans un pays encore du tiers monde ou, comme c’est ici le cas, en transition accélérée vers l’économie moderne : non seulement les gouvernantes et « petites bonnes » mais encore les gardiens d’immeubles, de voitures, et autres agents de sécurité. Société duale exige : si les riches ont le privilège de se décharger des tâches domestiques sur plus pauvres qu’eux, il leur faut se protéger contre les cambriolages et autres expéditions punitives des pauvres des pauvres. Le film montre bien l’obsession de la sécurité dans cette classe urbaine aisée : les caméras de surveillance, les grilles à toutes les fenêtres qui pourraient être accessibles aux voleurs, les portes toujours verrouillées…
Néanmoins, si le film a reçu un bon accueil de la critique, ce n’est pas uniquement en raison de cet aspect documentaire, aussi intéressant soit-il. Ce n’est pas non plus pour la prise de vue, sans génie, même si les aperçus sur le skyline de Recife nous en mettent plein la vue. Kleber Mendonça Filho réussit à nous tenir presque constamment en haleine tout en tissant une trame dépourvue a priori de toute tension dramatique. Il crée l’inquiétude à partir de faits ténus, la simple expression d’un visage en gros plan, par exemple. Les événements les plus cruciaux ne sont pas filmés mais racontés. Ainsi, au début, si nous apprenons qu’une personne est morte en tombant (suicide ?) de la fenêtre d’un immeuble neuf, on nous montre seulement deux couronnes mortuaires à l’endroit de sa chute. À la fin (comme noté plus haut), nous découvrons qu’un meurtre a été commis bien des années auparavant, qui explique le comportement quelque peu inquiétant du patron de la boite de sécurité tout au long du film, mais nous ne verrons pas comment il s’est vengé. Et tout le reste est des plus banal. Sans aller jusqu’à prendre entièrement à notre compte le point de vue de Julien Gester, dans Libération, sur Les Bruits de Recife (« film d’angoisse hyperréaliste parmi les plus obsédants vus récemment, c’est un thriller dont l’intrigue aurait cette suprême élégance de ne jamais advenir, et qu’il ne reviendrait alors qu’à nous de délirer intimement »), on ne saurait nier le talent de Kleber Mendonça Filho à faire sourdre l’étrangeté du quotidien a priori le plus ordinaire.
Le CMAC à Madiana les 9 et 18 avril 2014.