— Par Anne-Claire Ruel —
Le 8 février, aux environs de midi, je reçois une pluie de notifications en plein visioconférence. M’attendant au pire (reconfinement, attentat, nouvel album posthume de Johnny), je regarde inquiète mon smartphone aussi scintillant que les rennes lumineux ornant les jardins des pavillons du lotissement de la route de Doué dans le Maine-et-Loire à l’approche de Noël. Rien de cela, fort heureusement. Mais des messages d’amies, surtout en couple avouons-le, qui souhaitaient expressément à me faire part de leur soudaine passion pour la stratégie vaccinale du ministre de la Santé. Et pour témoigner de leur implication inédite pour ce sujet de préoccupation majeure, elles ont tenu à m’envoyer la fameuse photo extraite du compte Twitter d’Olivier Véran, où on le voit masqué et torse nu. En un mot, « vacciné ». Fou rire irrépressible devant mon auditoire invisible et attentif de l’autre côté de mon écran, sans doute peu habitué à percevoir autant de joie face caméra ces derniers mois… Quelques heures plus tard, en y réfléchissant, j’ai réalisé que derrière les biceps de notre ministre, se cachait un sujet bien plus intéressant qu’il y paraissait.
L’ambivalence du corps en politique
Lorsque les politiques décident de montrer leur corps, il s’agit toujours de donner à voir l’image d’un homme sportif et donc apte à exercer le pouvoir. Autrement dit associer le corps, l’effort sportif, à un homme pour lui en attribuer les qualités symboliques de force. Une symbolique déjà utilisée depuis des décennies, particulièrement l’été où les corps sont exacerbés, tout à la fois en mouvement et au repos. On se souvient de Nicolas Sarkozy en vélo ou maillot ou bien encore de Valery Giscard d’Estaing ou Dominique de Villepin sortant des eaux. Autant d’images aujourd’hui associées à notre panthéon collectif du roman-photo estival des politiques. Le corps d’un homme politique se doit toujours d’apparaître tout à la fois hors norme et semblable. Hors norme pour lui donner un caractère intouchable et charismatique et à ce titre, la scénographie vaccinale face caméra joue ce rôle de mise à distance ; accessible et banal comme une simple piqûre dans un cabinet médical, pour permettre la rencontre et l’identification. Ce double mouvement de la normalité à l’anormalité, évoque le dédoublement des corps dont parlait l’historien allemand Ernst Kantorowicz dans son ouvrage « Les Deux Corps du Roi » qui nous subjugue tant : au corps biologique et commun (mortel et naturel), se télescope le corps sacré et divin (immortel et politique). C’est bien de ce paradoxe dont il s’agit à chaque mise en scène des corps des politiques. Le télescopage de ces deux Corps, aristocrate et « populo », rythme les mythologies personnelles de ceux qui nous dirigent. L’un ne peut exister sans l’autre. Le Corps du Roi seul renvoie à l’arrogance. Le Corps viril seul renvoie à la faible capacité intellectuelle comme le rappelle la sémiologue Elodie Mielczareck. Les deux doivent donc en permanence cohabiter dans l’espace médiatique.
La disparition des corps de l’espace public
Pour revenir à l’engouement suscité par l’apparition soudaine du corps d’Olivier Véran sur nos écrans, d’autres ministres en Europe, photographiés dans la même pose, ont suscité autant d’emballement en Croatie, en Grèce et ailleurs. Évidemment, il est toujours incongru de voir un politique sans costard ni cravate, sortir du cadre habituel de sa représentation classique, pour révéler une partie de son intimité. Qui plus est en plein hiver. Mais, ces dévoilements interviennent dans un contexte particulier : la disparition du corps de l’espace public en raison des confinements et couvre-feux. L’enthousiasme pour les biceps d’Olivier Véran ou précédemment pour les pectoraux de Tomy, le pêcheur torse nu de coquilles Saint-Jacques, héros d’un reportage du 13h15 de France 2, tiendrait-il aussi à la réhabilitation du corps, soudainement visible de tous ? Enfermés, confinés, nos corps se sont extraits de la sphère publique pour n’être plus visibles du plus grand nombre. L’expérience du confinement c’est aussi celle du corps qui se dégage de ses obligations symboliques quotidiennes, liées au rituel et à la représentation. Autrement dit, le maquillage, le port du soutien gorge, les habits impeccablement repassés, le costume, la cravate, soit tous les habitus, au sens bourdieusien du terme, que la caméra de la visioconférence vient parfois réactiver mais qui peuvent être mis de côté pour un temps. Montrer ce corps, c’est tout à la fois le réhabiliter dans la sphère publique, tout en le présentant dépouillé de ses attributs de représentation, soit semblable au nôtre. Plus animal, mais toujours politique.
Anne-Claire Ruel
Source : Franctvinfo.fr