— Par Roland Sabra —
Ils sont six sur scène, avec leur batterie, venus de diverses écoles de formation. A la fois semblables et différents ils posent d’emblée la question de l’individu et du collectif. Qu’est-ce qui fait groupe? Quelle colle pour le lien social ? Un chœur peut-il être sans coryphée ? Y-a-t-il un texte sans contexte? La liste est longue des interrogations que porte « Les batteurs » le travail d’Adrien Béal en réponse à un commande du Théâtre de la Bastille.
Il y a donc six musiciens, deux femmes et quatre hommes, dans la première moitié de leur vie, tous batteurs, d’ordinaire jamais invités à jouer ensemble mais avec d’autres instrumentistes auxquels ils donnent le tempo. Enfin ils donnaient le tempo. Dans un autre temps, celui d’avant l’électrification des instruments. Ce tempo qui passera de la grosse caisse, à la caisse claire puis aux cymbales avant la dépossession par les boites à sons de la fée électricité. Naissance, croissance et indépendance, chemin vers l’autonomie et persistance d’un dialogue. L’histoire de l’instrument est une histoire humaine.
«On ne se pose qu’en s’opposant». Adrien Béal nous rappelle d’emblée l’aphorisme hégélien. Les six musiciens arrivent sur scène et s’adressent au public en se constituant en groupe dans une opposition à l’assemblée des spectateurs. « Vous et nous ». Le mur entre la salle et la scène est à la fois brisé et tout aussitôt reconstruit. Altérité constitutive de l’identité, dont la dialectique se retrouve à l’intérieur même du groupe institué. Et Béal de devenir sartrien : « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi » Chaque batteur ira de son individualité participer à la partition, à la fois partage et division, comme l’étymologie latine le souligne. La parole musicale circule, s’échange, se murmure, s’élève, tout à coup rugit puis se fait mélodie. Le lamier est aussi un philtre d’amour.
Résonances africaines, souvenirs d’enfance, percussions chamaniques et sourds battements d’un muscle cardiaque rivés aux variations du tempo s’aiment et se mêlent comme une semence éblouie, jetée en offrande aux tympans du public. Ironie, sensualité, regard éloigné accompagne une parole du dedans qui s’échafaude note à note pour enfin s’effacer livrant la puissance d’une œuvre commune.
Anthony Capelli, Héloïse Divilly, Arnaud Laprêt, Louis Lubat, Christiane Prince et Vincent Sauve sont musiciens, pas comédiens. C’est un des nombreux paris d’Adrien Béal que de les déplacer dans l’univers théâtral porteur d’une autre musicalité. Ce sentiment d’étrangeté permanent et par là-même familier, présenté en ouverture sera de nouveau évoqué en clôture avec la fable des Voyageurs dans laquelle face au public posé en figure d’Amérindiens, les six en scène, se dévoilent en découvreurs d’un continent à conquérir, à coloniser. Est-ce là, en nos temps troublés, la fonction de l’artiste?
Magnanville, le 10/02/2018
R.S.
Les Batteurs
Mise en scène Adrien Béal, collaboration Fanny Descazeaux.
Avec six batteurs : Anthony Capelli, Heloïse Divilly, Arnaud Laprêt, Louis Lubat, Christiane Prince et Vincent Sauve.