— Par Jeremy K. Ward, Paul Guille-Escuret, Clément Alapetite —
Depuis le 1er janvier 2018, la France est passée de 3 à 11 vaccins obligatoires pour la population générale. Le but de cette mesure était d’augmenter la proportion de la population protégée contre les maladies infantiles. Mais il s’agissait aussi de « restaurer la confiance dans les vaccins » en rappelant aux Français leur devoir de participer à la protection collective contre la circulation des virus (immunité dite « de troupeau »). Cette problématique est devenue saillante pour les autorités de santé françaises depuis 2009. Ainsi, un premier événement médiatique a émergé à la toute fin des années 1990 autour d’un supposé lien entre le vaccin contre l’hépatite B et la survenue de cas de sclérose en plaques. Mais les controverses vaccinales se sont multipliées et ont gagné en visibilité à partir de la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) en 2009-2010. Cette campagne s’est soldée par un échec cuisant avec seulement 8 % de la population vaccinée pour un objectif de couverture de 70 % de la population. Depuis, des débats ont émergé dans les médias d’information générale sur l’usage d’aluminium comme adjuvant dans de nombreux vaccins (depuis 2010), sur la sécurité du vaccin contre les papillomavirus (depuis 2011), sur la pénurie de vaccins ne couvrant que les trois immunisations obligatoires (diphtérie-tétanos-poliomyélite) et sur les obligations vaccinales. La publication d’études d’opinion montre que près de 40 % de la population française doute de la sécurité de certains vaccins depuis la survenue de plusieurs épidémies de rougeole (Ward et al., 2018, Peretti-Watel et al., 2014, Bulletin d’Épidémiologie Hebdomadaire, 2017).
Pour comprendre cette multiplication récente des controverses vaccinales, il est utile d’adopter une perspective de sociologie politique des sciences, attentive au croisement des dynamiques collectives de mobilisation, de l’évolution des champs politique et médiatique, des transformations des mondes de la recherche scientifique et de la régulation des risques technologiques (Frickel, Moore, 2006). Ainsi, l’action des victimes putatives du vaccin contre l’hépatite B à partir de 1996 et des adjuvants aluminiques à partir du début des années 2000 s’inscrit dans un contexte de forte transformation des champs de la santé et des médias faisant suite aux mobilisations autour du Sida au tournant des années 1990. Ces mobilisations ont notamment fait émerger le scandale fondateur du « sang contaminé » à la suite duquel la place des malades dans le débat public s’est modifiée en profondeur (Marchetti, 2010 ; Barbot, 2002 ; Dodier, 2003). Les années 1990 et 2000 ont ainsi vu la multiplication des scandales sanitaires, une recomposition du paysage institutionnel de la santé publique et l’inscription dans le droit du principe d’autonomie des patients avec le vote de la loi Kouchner en 2003 (Bergeron, Castel, 2015). La multiplication des controverses vaccinales dans les pays du Nord depuis les années 1980 traduit aussi la transformation des modes de production et de régulation des vaccins, avec le transfert de la recherche et de la production des vaccins de l’État vers les entreprises privées (Blume, 2017). Ces mobilisations s’insèrent ainsi dans les débats contemporains entourant l’expertise (Delmas, 2011).
Le cas des vaccins donne à voir un aspect particulier des controverses sociotechniques contemporaines. Si les stratégies discursives qui s’y déploient se concentrent sur la construction d’une crédibilité par la mobilisation d’études et arguments scientifiques, les stratégies d’étiquetage de l’adversaire peuvent y avoir un poids important, notamment la dénonciation de l’adversaire comme anti-scientifique ou irrationnel.
Ainsi, la plupart des représentants des sciences sociales à s’être intéressés aux controverses vaccinales contemporaines, notamment anglaises et américaines, ont noté que celles-ci sont marquées par la prégnance de la catégorie « antivaccin » dans les débats. Ils constatent que ce terme est principalement utilisé pour dénoncer publiquement les critiques des vaccins (Blume, 2006 ; Colgrove, 2006 ; Leach, Fairhead, 2007) et insistent particulièrement sur le fait que, premièrement, l’usage de ce terme s’accompagne d’une occultation de la diversité des acteurs mobilisés et, deuxièmement que ces doutes et critiques se voient assimiler au refus radical du principe de la vaccination alors qu’ils sont souvent restreints à certains vaccins, campagnes ou substances contenues dans des vaccins (Hobson-West, 2007 ; Reich, 2016 ; Ward, 2016). Sans le dire explicitement ni l’étudier directement, ces auteurs soulignent les attributs qui font du terme « antivaccin » une étiquette délégitimante dans le contexte des controverses anglaises et américaines. La dimension stéréotypique de cette désignation est notamment cruciale. Ainsi, si certains acteurs sont effectivement focalisés sur la question vaccinale et se mobilisent contre tous les vaccins, ce n’est pas le cas de tous. Cette forme d’étiquetage des critiques permet de suggérer que toutes ces mobilisations constituent des attaques du principe de la vaccination lui-même. Or, les vaccins occupent une place particulière dans le champ médical. Non seulement le principe biologique de l’immunisation fait l’objet d’un consensus scientifique, mais les travaux de Louis Pasteur sur les vaccins sont aussi distingués comme une étape décisive dans l’avènement de la médecine moderne et les campagnes de vaccination considérées comme la démonstration de la capacité de cette médecine à améliorer le sort des populations. Assimiler toute critique d’un vaccin au combat de ceux qui refusent la vaccination en général constitue donc une puissante opération de délégitimation.
Si ces chercheurs dénoncent l’usage du terme « antivaccin », cette pratique d’étiquetage public n’a néanmoins pas été prise directement pour objet de recherche. Or, l’étude de ces stratégies d’étiquetage dans les controverses sociotechniques présente un double intérêt. Si elles constituent un élément structurant des luttes qui se polarisent autour de la question de la légitimité scientifique des acteurs en présence, elles nous disent aussi beaucoup sur la manière dont la Science (avec une majuscule) est mobilisée comme valeur dans ces luttes et sur les attributs qu’on lui prête. Comme la « Justice », le terme de « Science » n’est pas uniquement utilisé pour désigner un ensemble d’activités (c’est-à-dire ce que font les scientifiques). Il est aussi érigé en valeur lorsqu’il est utilisé pour hiérarchiser des énoncés (jugés comme plus ou moins scientifiques) ou pour évoquer le principe permettant de réaliser cette hiérarchisation et l’importance de ce principe pour la société (« la Science » permettant « le Progrès »). Ainsi, le développement des savoirs à partir du XVIIe siècle dans les pays du Nord a grandement participé à l’émergence de nouvelles formes sociales qui constituent la modernité. Mais ces transformations sont trop souvent présentées comme inéluctables, les savoirs et inventions semblant constituer une force autonome qui ne nécessite aucune médiation sociale pour agir dans le monde. Or, certains historiens ont montré que le travail de promotion de ces activités, savoirs et objets par une variété d’acteurs – notamment économiques et politiques – a joué un rôle crucial dans ce processus. Cela est passé notamment par la construction et la promotion de la notion de « Progrès » au tournant du XVIIIe siècle (Rouvillois, 1996), l’assimilation du Progrès au progrès technique (Jarrige, 2016) et, surtout, la redéfinition progressive de toute une variété d’activités, de pratiques, d’arts, de connaissances comme procédant d’une logique commune, incarnant la forme absolue de « la Raison » et exprimant cet idéal commun du Progrès : la science (au singulier) (Carnino, 2015 ; voir aussi Shapin, 2009 et Gieryn, 1999).
Mais la construction et la défense d’une valeur se font par une multitude de mécanismes, dont l’un des plus répandus repose sur la construction collective d’une figure incarnant la transgression des normes associées à cette valeur. Ce phénomène s’apparente aux paniques morales autour d’un Folk Devil (« épouvantail ») mises en évidence par Stanley Cohen (Cohen, 2011, voir aussi Goode, Ben-Yehuda, 1994). Celui-ci explique que dans des situations de crise ou de transformation d’une société donnée, désigner pour tous un ennemi commun stéréotypé, même imaginaire, permet aux groupes sociaux dominants de resserrer les rangs et de réaffirmer leurs valeurs communes. Sans adhérer au fonctionnalisme de l’analyse de Cohen, on peut dresser un parallèle entre les tensions existant autour des comportements de bandes de jeunes dans l’Angleterre des années 1960 qu’il étudie et le contexte actuel de multiplication des conflits portant sur les savoirs et techniques issus de la recherche scientifique et sur leur régulation. L’étude de la construction des figures publiques de l’anti-Science, comme celle de l’« antivaccin », permet alors de saisir certaines des modalités à travers lesquelles la pertinence de la valeur Science est maintenue dans un contexte où les conditions de sa mise en valeur semblent remises en cause. Si l’on en adopte une acception plus analytique, la construction publique d’un épouvantail désigne une forme particulière de stigmatisation dont les propriétés distinctives sont d’être liées à un contexte de transformation sociale forte dans le domaine en question, d’être le fait d’une très large variété d’acteurs, de se dérouler dans les arènes les plus publiques (les médias notamment), d’être principalement d’ordre symbolique (travail centré sur l’étiquetage public stéréotypique et peu associé à des dispositifs institutionnels de sanction) et que le travail d’identification et de circonscription du groupe délégitimé y occupe une place faible, laissant ainsi ouverte la question de son existence (Goode, Ben-Yehuda, 1994). Appliqué aux thématiques scientifiques, ce concept oriente l’attention dans trois directions : la manière dont les acteurs engagés dans ces controverses tentent de mobiliser un public le plus large possible en faisant de leur combat spécifique un combat pour la Science ; l’existence d’entrepreneurs de cause qui se posent en défenseurs de la Science et dont l’engagement traverse une large variété de controverses ; la façon dont leurs opposants mobilisent eux-mêmes la valeur Science en réponse à cette délégitimation publique dans les arènes les plus publiques.
Le présent article prend donc pour objet les discours publics sur les « antivaccins » et la façon dont ceux-ci problématisent le refus de vaccination et/ou la critique des vaccins au-delà de leurs potentielles implications pour la santé publique. Après avoir présenté nos données (presse écrite, contenus postés sur la plateforme Twitter et sites internet des critiques des vaccins), nous montrerons que le terme « antivaccin » constitue une étiquette délégitimante ancrée dans l’univers symbolique de la Science. Nous verrons ensuite que cet ancrage symbolique provient à la fois de l’usage de cette rhétorique par les professionnels de santé mais aussi de l’investissement dans cette thématique de la part d’une variété de groupes et militants engagés dans la promotion de la Science et sa défense contre ses ennemis contemporains. Enfin, nous verrons que les stratégies de réponse à cette délégitimation déployées par les critiques des vaccins contribuent à renforcer cet étiquetage délégitimant des « antivaccins ».
8Pour faciliter la lecture, plutôt que d’utiliser systématiquement les guillemets pour marquer notre distance avec certains termes, nous mettrons simplement une majuscule aux valeurs auxquelles nous ferons référence (par exemple, la Science), et écrirons antivaccin en italiques.
Méthodologie
9Nous mobiliserons trois jeux de données choisis pour leur complémentarité : des articles de presse d’information générale (pour saisir les discours publics sur les antivaccins), des contenus publiés sur le réseau social Twitter (pour saisir la palette la plus large possible de ces discours au-delà des points de vue autorisés) et des sites internet des critiques des vaccins eux-mêmes (pour mettre en évidence les luttes symboliques entourant cette étiquette).
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