Sous la contrainte des réalités économiques et géopolitiques
— Par Jean-Marie Nol —
Dans un contexte mondial en pleine recomposition géopolitique, les Antilles françaises, plus précisément la Martinique et la Guadeloupe, se retrouvent au cœur d’un débat complexe et clivant : celui de leur statut institutionnel. Alimenté par des aspirations identitaires, des tensions sociales , des blocages financiers et économiques chroniques, ce débat ressurgit à un moment où la France, fragilisée sur la scène internationale, peine à maintenir son influence dans ses territoires ultramarins et au-delà. Les choix à venir pourraient remodeler non seulement l’avenir de ces îles, mais aussi leur positionnement politique dans une région stratégique où se croisent des intérêts locaux et globaux.La conjoncture mondiale actuelle, marquée par une recomposition des rapports de force géostratégiques et économiques, n’épargne aucune région du globe. En Afrique, au Moyen-Orient, dans le Pacifique et même dans les Caraïbes, les dynamiques d’autonomie, de souveraineté et d’émancipation refont surface, alimentées par des contextes locaux et globaux en mutation. La France, historiquement impliquée dans ces régions, se trouve aujourd’hui dans une position délicate, notamment face à des puissances comme les États-Unis, qui poursuivent des politiques de protectionnisme agressif et d’affirmation de leur domination géostratégique.
Dans ce contexte, la Martinique et la Guadeloupe, connaissent un regain d’effervescence politique et identitaire. Ce mardi 7 janvier, au moment même où Donald Trump multipliait les provocations diplomatiques depuis son fief floridien de Mar-a-Lago, allant jusqu’à menacer d’employer la force pour protéger les intérêts américains dans des zones stratégiques telles que le Canada, le Groenland , le golfe du Mexique et le canal de Panama, des élus des Antilles françaises notamment martiniquais remettaient sur le devant de la scène la question statutaire.
Le débat statutaire, relancé récemment par des figures politiques comme Serge Letchimy ou Alfred Marie-Jeanne, touche au cœur des aspirations à une plus grande autonomie, voire à l’indépendance. Tandis que la Martinique avance des propositions concrètes, comme l’organisation d’un « congrès de rupture » ou encore un référendum d’autodétermination pour redéfinir son rapport à la France, la situation en Guadeloupe reste marquée par un flou et une incertitude institutionnelle inhérente à des divisions . Ces revendications, bien que fondées sur une volonté légitime de responsabilisation politique et économique, se heurtent à des réalités économiques, sociales et géopolitiques qui rendent tout changement risqué mais nécessaire, selon plusieurs experts et économistes .
Le rapport remis en décembre 2024 par Pierre Egéa et Frédéric Monlouis-Félicité à la demande du président Emmanuel Macron dresse un constat sans appel : les économies des Antilles françaises restent figées dans une dépendance postcoloniale. L’importation massive de biens, des infrastructures défaillantes, un chômage endémique – particulièrement chez les jeunes – et un coût de la vie exorbitant témoignent de l’incapacité chronique à bâtir un modèle économique autonome. Cette situation est aggravée par des crises sociales récurrentes, comme celles qui ont secoué la Guadeloupe en 2021 et la Martinique en 2024 , révélant un profond mal-être.
Malgré des transferts financiers massifs depuis la France hexagonale , ces territoires peinent à offrir des perspectives de développement à leurs populations. Les recommandations des experts – développement des circuits courts, partenariats régionaux, différenciation législative, investissements massifs dans les infrastructures – apparaissent comme des pistes intéressantes, mais leur mise en œuvre semble hypothétique. En effet, ces propositions se heurtent à des résistances locales et à une inertie institutionnelle bien ancrée.
Au-delà des enjeux économiques et sociaux, le contexte géopolitique actuel complique encore davantage la situation. Les Antilles françaises se trouvent dans une région où les rivalités entre grandes puissances s’intensifient. Les États-Unis, traditionnellement hégémoniques dans la région caraïbe, voient d’un mauvais œil toute expérimentation politique pouvant fragiliser leur contrôle sur une zone stratégique. L’administration Trump avait déjà montré sa fermeté en matière de géostratégie régionale, et les velléités autonomistes des Antilles françaises pourraient susciter des tensions similaires.
Par ailleurs, la montée en puissance d’acteurs comme la Chine, qui investit massivement dans les Caraïbes, ou la Russie, qui cherche à étendre son influence, ajoute une dimension complexe à l’équation. Une rupture institutionnelle du cadre départemental des Antilles françaises avec la métropole pourrait, à terme, les rendre vulnérables à ces influences extérieures, notamment en cas de vacance stratégique de la France. Cette hypothèse soulève des inquiétudes légitimes quant à la stabilité régionale et à l’avenir de ces territoires dans un contexte international volatile . La France ancienne puissance coloniale de premier plan. depuis des siècles, traverse une période de repositionnement délicat sur la scène géopolitique internationale. Son influence, autrefois incontestée dans certaines régions stratégiques, notamment en Afrique et dans ses territoires d’outre-mer, semble s’éroder progressivement. Ce recul s’explique par une conjonction de facteurs historiques, économiques, politiques et stratégiques, exacerbés par un environnement international en perpétuelle mutation.
En Afrique, la France doit faire face à une remise en question profonde de son rôle historique. Héritée de la colonisation, la Françafrique a longtemps été le pilier de la stratégie française sur le continent, reposant sur des relations étroites avec les élites locales, un contrôle des ressources économiques et une présence militaire constante. Mais ce modèle est aujourd’hui largement décrié, tant par les populations africaines, qui aspirent à une souveraineté réelle, que par une nouvelle génération de dirigeants africains souhaitant diversifier leurs partenariats internationaux. Des puissances émergentes comme la Chine, la Russie, l’Inde et la Turquie investissent massivement en Afrique, tant sur le plan économique que militaire, concurrençant directement l’influence française. Ces acteurs proposent des alternatives attractives, souvent perçues comme moins paternalistes, et s’engagent dans des projets d’infrastructures ambitieux que la France peine à égaler.Ces inquiétudes sont renforcées par le contexte géopolitique actuel dans la région caribéenne, traditionnellement considérée comme une « chasse gardée » des États-Unis. La politique étrangère de Washington, notamment sous l’administration Trump, montre peu de tolérance envers des expérimentations politiques qui pourraient échapper à son contrôle dans une région stratégiquement cruciale. In fine, en cas de perte du statut départemental et en raison de nécessité géopolitique , les Etats Unis pourrait bien à un terme pas si lointain remplacer la France en Guadeloupe et Martinique dans un contexte d’une nouvelle donne géostratégique dont les contours se dessinent d’ores et déjà sous nos yeux. La France, toujours l’une des principales puissances mondiale, traverse une période de turbulences sur la scène géopolitique internationale. Son influence, est aujourd’hui contestée dans certaines régions stratégiques et dans ses territoires d’outre-mer.
Les opposants aux projets d’autonomie ou d’indépendance aux Antilles mettent en avant des arguments solides. Selon eux, la survie économique des Antilles françaises repose largement sur les transferts financiers de la France hexagonale et sur un cadre institutionnel stable, garant d’une certaine sécurité. Dans un contexte de finances publiques dégradées en France hexagonale, un soutien accru à ces territoires pourrait toutefois s’avérer difficile à maintenir à long terme. Les risques d’un « choc économique et sociétal majeur » en cas de rupture larvée avec la France sont réels, d’autant que les secteurs productifs locaux restent fragiles et insuffisants pour assurer une autosuffisance économique et financière .
Face à cette situation, le gouvernement français semble osciller entre promesses de réforme et immobilisme. Les nombreuses missions d’experts, les rapports détaillés et les appels à une meilleure prise en compte des spécificités ultramarines n’ont, jusqu’à présent, débouché sur aucun changement significatif. Les attentes locales, elles, continuent de croître, alimentées par un sentiment d’abandon et de marginalisation.
Alors se dirige -on vers un nouveau modèle de société ?
Malgré ces blocages, les aspirations des Antilles françaises à plus d’autonomie ne faiblissent pas. Ces revendications traduisent une volonté de dignité et de souveraineté, portée par une petite partie de la population et la majorité des élus locaux. Toutefois, pour qu’un tel projet soit viable, il devra s’appuyer sur une vision claire et partagée de l’avenir. Cela passe notamment par une réforme en profondeur du modèle économique, une meilleure gestion des ressources locales et une adaptation institutionnelle aux spécificités de ces territoires.
Dans ce contexte, l’adage créole « Awa nou pè pa achté chat an sak » (« Il ne faut pas acheter un chat dans un sac ») prend tout son sens. Il rappelle la nécessité d’une analyse rigoureuse et d’une réflexion approfondie avant de s’engager dans une voie aussi incertaine que celle du changement statutaire. Plus que jamais, l’avenir des Antilles françaises dépendra de leur capacité à transcender les divisions idéologiques et à définir un projet collectif de développement à la hauteur des défis économiques, sociaux et géopolitiques auxquels elles sont confrontées.
Entre aspirations locales et contraintes globales, la France devra, elle aussi, repenser son approche. Maintenir son ancrage stratégique dans les Caraïbes tout en répondant aux aspirations légitimes de ses territoires ultramarins représente un défi de taille. Mais dans un monde en mutation, marqué par la montée des puissances émergentes et le déclin des anciennes influences coloniales, les Antilles françaises se retrouvent plus que jamais à la croisée des chemins. L’Hexagone, déjà fragilisé sur la scène internationale, ne peut se permettre de perdre son ancrage stratégique dans les Caraïbes, une région où les intérêts américains, chinois et russes se croisent désormais. La réponse de Paris devra concilier une réforme potentielle du cadre statutaire de la Martinique et de la Guadeloupe avec des garanties solides pour la stabilité économique et sociale de ces territoires. Mais le pari du soutien quoiqu’il en coûte peut s’avérer risqué compte tenu de la situation dégradée des finances publiques de la France hexagonale.
Loin d’être un débat purement local, cette nouvelle dynamique géopolitique s’inscrit dans une reconfiguration plus large des relations entre les anciennes puissances coloniales et leurs territoires ultramarins, un enjeu dont l’issue pourrait redessiner les équilibres dans la région Caraïbe et bien au-delà.
» Awa nou pè pa achté chat an sak » …
Traduction littérale : Il ne faut pas acheter un chat dans un sac.
Moralité : Il ne faut pas acheter sans avoir vu et conclure une affaire sans analyser ou sans examiner l’objet de la vente.
Jean-Marie Nol, économiste