— Par Jean-Marie Nol, économiste —
En quoi la fibre sociale héritage d’un passé révolu , peut -t-elle aujourd’hui être un facteur négatif pour un changement de paradigme économique aux Antilles ?
L’histoire des Antilles est marquée par des siècles de colonisation, d’esclavage et de plantation, qui ont laissé des traces profondes dans la réalité sociale et économique de ces territoires. La « fibre sociale » très présente en Guadeloupe et en Martinique puise ses racines dans une histoire marquée par la colonisation, l’esclavage et la lutte contre l’oppression sociale . Cette dynamique de solidarité et de revendication sociale s’est construite au fil des siècles, façonnant en profondeur les mentalités et les pratiques culturelles de ces territoires.D’abord, l’histoire coloniale, dominée par l’économie de plantation, a imposé des structures sociales profondément inégalitaires. L’esclavage, en particulier, a été un système brutal qui a non seulement asservi des milliers de personnes, mais a aussi engendré une résistance collective parmi les esclaves. La lutte pour la survie, la dignité et l’émancipation a favorisé l’émergence d’une solidarité forte entre les opprimés, renforçant l’idée que la survie collective passe par l’entraide (koutmen) et l’organisation communautaire.Cette résistance ne s’est pas arrêtée avec l’abolition de l’esclavage en 1848. Les descendants d’esclaves notamment les libres de couleurs souvent au sein de la franc-maçonnerie maçonnerie ont continué à lutter pour l’amélioration de leurs conditions de vie face à des structures économiques et sociales qui restaient profondément inégalitaires. La marginalisation économique et la domination d’une élite minoritaire, notamment les planteurs et usiniers blancs créoles en Guadeloupe et békés en Martinique, ont conduit à une méfiance envers les institutions et les pouvoirs économiques en place, favorisant l’organisation de mouvements syndicaux puissants et l’importance des revendications sociales. La culture de la solidarité s’est également enracinée dans les traditions familiales et communautaires. Dans une société où les ressources étaient souvent limitées, la survie dépendait de l’entraide au sein des familles élargies et des réseaux de voisinage. Cette solidarité, basée sur des valeurs de partage et d’assistance mutuelle, a été un pilier de la cohésion sociale dans des contextes de précarité. Enfin, les combats politiques et sociaux du XXe siècle, notamment les mouvements pour l’égalité des droits, l’autonomie prônée par le parti communiste ou la décolonisation par les partis nationalistes, ont renforcé cette fibre sociale. Les luttes contre l’injustice sociale et l’inégalité ont souvent pris la forme de revendications collectives, que ce soit à travers des grèves, des mobilisations syndicales ou des mouvements populaires. Ces luttes ont contribué à ancrer une culture de résistance et de solidarité, où la défense des droits sociaux et des conditions de travail est perçue comme un devoir collectif.En résumé, la fibre sociale en Guadeloupe et en Martinique est le produit d’une histoire complexe de domination, de résistance et de solidarité. Elle découle à la fois de la lutte contre l’oppression coloniale, de la nécessité de survie dans des conditions difficiles, et de la défense continue des droits sociaux face à des inégalités structurelles. Cette culture de solidarité, bien qu’essentielle pour la cohésion sociale, peut pourtant aujourd’hui parfois entrer en tension avec les impératifs économiques modernes, notamment lorsqu’il s’agit de dynamiser la productivité ou de promouvoir l’entrepreneuriat individuel. Cette histoire a façonné une société antillaise spécifique, avec des particularités culturelles, sociales et économiques qui peuvent poser des obstacles à l’application d’un modèle économique basé sur la politique de l’offre. Voici comment :
1. L’Héritage de l’Histoire Coloniale et ses conséquences économiques et sociales.
L’ économie antillaise a longtemps reposé sur un modèle de plantation, avec une production orientée vers l’exportation (canne à sucre, bananes, melons, etc.), au profit des métropoles coloniales. Ce modèle a favorisé la concentration des richesses entre les mains d’une minorité (les blancs créoles et békés) et la marginalisation des descendants d’esclaves et des classes populaires. Les inégalités économiques et sociales issues de cette histoire se traduisent par un faible capital financier local, une dépendance économique vis-à-vis de l’extérieur et une structure sociale fragile.La politique de l’offre repose sur la capacité des entreprises locales à produire efficacement des biens et services compétitifs. Or, dans les Antilles, la faiblesse des infrastructures, la dépendance à l’importation et le faible développement industriel rendent difficile l’application de cette politique.
2. La « Fibre Sociale » Héritée de la Colonisation et ses Effets sur la Productivité.
La colonisation a non seulement impacté l’économie, mais aussi le tissu social des Antilles. La lutte contre l’oppression coloniale, les révoltes esclavagistes et la quête de justice sociale ont forgé une conscience collective et une forte solidarité sociale. Cette « fibre sociale » a perduré, souvent sous la forme de revendications collectives, de syndicats puissants et d’une attention accrue aux droits des travailleurs.Cependant, cette culture de solidarité peut parfois entrer en tension avec des objectifs de productivité. Dans une économie où la productivité est clé pour rester compétitif, les revendications sociales, les grèves fréquentes et les exigences de meilleures conditions de travail peuvent ralentir les initiatives économiques et alourdir les coûts de production. Cette dynamique, bien que légitime du point de vue social, peut s’opposer aux logiques de rationalisation et d’efficacité économique prônées par une politique de l’offre.
3. L’Obsession du Secteur Public et l’Aversion au Risque.
Un autre facteur est le poids du secteur public dans l’économie antillaise. En raison de l’histoire et des inégalités économiques, le secteur public est souvent perçu comme une source de sécurité et de stabilité. Cela se traduit par une faible propension à l’entrepreneuriat et une aversion au risque dans le secteur privé, ce qui est contre-productif dans une politique de l’offre qui nécessite innovation et investissements.
4. Le Modèle Familial et Communautaire.
Enfin, les valeurs communautaires et familiales, renforcées par les siècles de colonisation, jouent un rôle central dans la société antillaise. Cette solidarité familiale et communautaire, bien qu’essentielle pour la cohésion sociale, peut parfois limiter la mobilité sociale et freiner l’émergence d’initiatives individuelles ou de dynamiques entrepreneuriales autonomes, nécessaires à un modèle économique basé sur l’offre.
Une des solutions serait le développement de l’intelligence artificielle pour permettre la mutation du modèle économique actuel en Guadeloupe et en Martinique. L’émergence de l’intelligence artificielle (IA) peut jouer un rôle crucial dans la transformation des mentalités et la redéfinition du modèle économique aux Antilles, qui repose actuellement sur une économie de consommation largement dépendante des importations. Voici comment l’IA pourrait être un levier pour encourager un développement axé sur la production locale :
1. Amélioration de l’Efficacité et de la Productivité Locale.
L’IA offre des solutions pour optimiser les processus de production, réduire les coûts et améliorer la qualité des produits. Dans un contexte où les Antilles souffrent d’un manque d’industrialisation et de faibles capacités de production locale, l’intégration de l’IA dans l’agriculture, l’artisanat, et la transformation des produits locaux pourrait permettre de développer des filières locales plus compétitives. Par exemple :Agriculture de précision : L’IA peut aider les agriculteurs à gérer leurs cultures de manière plus efficace en utilisant des données pour optimiser l’irrigation, la fertilisation et la récolte.
Automatisation des processus : Dans l’artisanat ou la production locale, l’IA peut automatiser certaines tâches, rendant les petites entreprises plus productives et compétitives.
2. Réorientation des Mentalités vers l’Innovation et l’Entrepreneuriat
L’IA pourrait encourager une nouvelle génération d’entrepreneurs antillais à se lancer dans des initiatives locales avec l’aide d’une société financière de développement , en rompant avec la dépendance à l’importation. En facilitant l’accès à des outils numériques, l’IA pourrait transformer les pratiques commerciales et permettre le développement de nouveaux produits et services adaptés aux réalités locales. Cette dynamique pourrait changer la perception selon laquelle l’innovation et la technologie ne sont accessibles qu’aux grandes entreprises ou aux marchés extérieurs.De plus, la valorisation des compétences en IA et en technologie pourrait amener la jeunesse à s’orienter vers des secteurs plus créatifs et productifs, plutôt que de dépendre du secteur public ou de l’importation pour l’emploi.
3. Renforcement de l’Autonomie Alimentaire et Énergétique.
Les Antilles sont fortement dépendantes des importations alimentaires. L’IA peut jouer un rôle dans le développement de solutions pour l’autosuffisance alimentaire, notamment à travers l’optimisation des chaînes de production agricole et la gestion des ressources naturelles. En permettant une gestion plus intelligente des sols, des cultures et des ressources en eau, l’IA peut soutenir une agriculture locale plus résiliente et productive.De même, dans le secteur énergétique, l’IA peut être utilisée pour gérer plus efficacement les ressources locales (comme l’énergie solaire et l’hydrogène ) et réduire la dépendance énergétique envers l’extérieur.
4. Amélioration de la Logistique et des Chaînes d’Approvisionnement.
L’un des défis pour développer une économie locale compétitive aux Antilles réside dans les coûts logistiques élevés, liés à l’insularité. L’IA, à travers l’analyse prédictive et l’optimisation des chaînes d’approvisionnement, pourrait réduire ces coûts en rendant la distribution des produits locaux plus efficace. Une meilleure gestion des stocks, des prévisions de la demande et des circuits de distribution pourrait rendre les produits locaux plus accessibles et attractifs pour les consommateurs.
5. Promotion de la Consommation Responsable et Locale.
L’IA peut aussi jouer un rôle dans la sensibilisation des consommateurs antillais à l’importance d’adopter des pratiques de consommation plus responsables. Des plateformes basées sur l’IA peuvent informer les consommateurs sur l’impact environnemental et social de leurs choix, et promouvoir les produits locaux via des campagnes de marketing ciblées.De plus, l’IA peut favoriser la transparence sur la traçabilité des produits, renforçant ainsi la confiance des consommateurs envers les produits locaux et encourageant des comportements d’achat qui soutiennent l’économie locale.
En somme, l’IA pourrait transformer l’économie des Antilles en offrant des solutions concrètes pour accroître la productivité, encourager l’innovation locale, et réorienter les mentalités vers un modèle de développement durable axé sur la production locale. En facilitant l’accès à des outils technologiques, en optimisant les chaînes de production et en favorisant une consommation plus responsable, l’IA pourrait contribuer à inverser le modèle économique actuel fondé sur la consommation importée et renforcer l’autonomie alimentaire des territoires d’outre-mer .
L’histoire sociale et coloniale des Antilles a laissé des traces profondes, créant une société où la solidarité, la lutte pour les droits et l’égalité, et la méfiance envers les élites économiques sont fortes. Ces éléments peuvent entrer en contradiction avec les impératifs d’un modèle économique basé sur la politique de l’offre, qui nécessite flexibilité, productivité et une orientation vers la compétitivité. Pour réussir à implémenter un tel modèle, il serait nécessaire de repenser ces héritages historiques , d’infléchir les mauvaises tendances idéologiques, et d’adapter les stratégies économiques aux réalités et aspirations sociales des populations antillaises.
Jean-Marie Nol, économiste