– Les faux prétextes du faux déclin des années BUMIDOM
— Par Yves-Léopold Monthieux —
L’objectif n’est pas de défendre une institution qui prend inévitablement la couleur du pouvoir qui l’a engendrée. Que ce pouvoir soit regardé comme néocolonial ou qu’il se recommande du contraire, c’est avant tout des personnes qui sont visées. Lesquelles se trouvaient sans emploi à un moment crucial de leur vie et où il n’y a pas d’équivalent au futur RSA. Plutôt que du traumatisme du BUMIDOM au sujet duquel il est sage de laisser s’exprimer les personnes concernées, il m’a semblé préférable, renonçant au titre prévu du volet, de s’attarder sur la situation réelle de la Martinique dans les années 1960 – 1970, présentées alors comme une sombre décennie. On s’étonne simplement que les déclinistes d’alors soient muets sur la fuite de la jeunesse qui n’a pas confiance en l’avenir que les élus lui promettent.
Un traumatisme entretenu par des militants étrangers au BUMIDOM.
Certes, des postulants peuvent être confrontés à des difficultés inhérentes à l’institution. De plus, certains laissent parfois fructifier leurs mauvais penchants. Sur les 15 000, 45 000 ou 70 000 départs, selon l’historien, il est possible que se soient infiltrés quelques mauvais garçons. Faut-il transformer des accidents de parcours en règle générale ? C’est cette image négative qu’on a voulu donner du BUMIDOM. Par la littérature, la filmographie et la presse, la période de fonctionnement de l’institution est montrée comme l’un des moments les plus sombres des rapports entre la Métropole et la Martinique.
Ainsi, le film L’avenir est ailleurs plante le décor et donne le ton. Dès le début de l’histoire, c’est le lugubre et les sanglots d’une veillée mortuaire. Une femme partie au titre du BUMIDOM est revenue au pays les pieds devant. « Le BUMIDOM a tué Rosette », pleure sa famille. Horrible ! Rosette n’était ni postière ni douanière ni agent de la RATP ni policière ni aide-soignante ni femme de ménage. Elle est la figure imposée de la jeune femme antillaise happée par l’hydre du BUMIDOM. Un film plus récent évoque des visites domiciliaires organisées au petit matin dans les quartiers et les familles de Guadeloupe pour convaincre les hésitants au départ. Histoire de rapprocher le BUMIDOM des rafles de jadis en Afrique, de sinistre mémoire. A l’inverse, aucune séquence n’est réalisée sur les postulants qui, désireux de s’en aller à tout prix, se font remplacer par des amis plus instruits qu’eux aux épreuves de contrôle de connaissances. Mais la charge la plus infamante concerne les jeunes femmes que le BUMIDOM est accusé de déverser sur les trottoirs de Paris. Ce genre d’assertion n’a pas besoin de preuves pour proliférer et faire des dégâts et lorsqu’on demande aux contempteurs d’apporter la preuve de leurs accusations, ils se retranchent toujours derrière le mutisme des personnes concernées. Ils ne disent pas que la mauvaise réputation donnée au BUMIDOM incite au silence aussi bien les satisfaits de leurs parcours, que les autres. En revanche, s’agissant des mœurs on peut s’étonner que ces accusations viennent de décideurs de collectivités ou d’organismes martiniquais où l’embauche de personnels féminins est souvent sujette à caution.
Evidemment, l’histoire des migrants venant des DOM ne fait pas exception à l’évidence que sous tous les cieux, on aime, on hait, on souffre du racisme ou de la xénophobie, on se prostitue, on tombe malade, on tue, on meurt. Mais il n’a rien manqué de tout cela chez les Martiniquais qui, restés au pays, ont répondu à la célèbre injonction « Jeune, ne quitte(s) pas ton pays ». Il n’a pas manqué non plus de petits caïds martiniquais, ici comme là-bas. Certains se sont découverts à Paris, mais d’autres déjà connus en Martinique par la justice s’en vont après deux ou trois séjours en prison, la Martinique étant devenue trop petite pour eux. D’autres encore refusent de remonter dans leur commune en quittant la prison, préférant rester sur les berges de Fort-de-France. De véritables exils ont donc lieu à l’intérieur de l’île. Mais ceux qui partent n’ont pas tous besoin du BUMIDOM. Alors qu’ils feront des braquages à Paris et qu’on en fera des livres, leurs frères ou leurs cousins se feront parfois tuer à Fort-de-France au cours de règlements de comptes. On en connait suffisamment dans les années 1970 pour inspirer plusieurs livres ou films comme le Gang des Antillais. Ces départs constituent une soupape de décharge pour la police locale. Ceux qui restent se retrouvent parfois autour d’officines de grands partis politiques. D’où cette sinistre affaire d’assassinat politique, auquel d’aucuns rattachent une tuerie mémorable commise peu après et demeurée une énigme. Certains qui sont partis rentrent à l’occasion, souvent tous frais payés. On se souvient de ce caïd connu avant son départ comme « casseur » de match de foot-ball. Recyclé à Paris aux alentours d’un grand media, il rentre à l’occasion, retrouvant sa réputation et même de la considération.
Le BUMIDOM est un facilitateur, pas un pourvoyeur d’assistanat.
Toutefois, les obstacles de tous ordres rencontrés par les migrants sont moins traumatisants que le rejet qu’ils subissent de la part de leurs frères restés en Martinique. La migration répond toujours à un besoin de l’arrivant, pas toujours au désir du pays d’accueil. La migration BUMIDOM a répondu à un double besoin de l’Etat : la recherche de travail de la part de Domiens et le besoin de main d’œuvre en Hexagone. Qu’y a-t-il de dégradant qu’un mouvement migratoire permette aux deux besoins de se rencontrer ? Surtout s’il s’agit d’une opération organisée et sécurisée par la qualité de Français des arrivants ? Aujourd’hui on dirait que c’est du gagnant-gagnant. On n’accuse pas le Canada de priver la Martinique de ses forces vives ou de ses cerveaux alors que les universités de ce grand pays viennent faire leur marché dans nos lycées. La migration étant une épreuve de détermination et de courage, le BUMIDOM ne pouvait être qu’un facilitateur et non un pourvoyeur d’assistanat.
L’affectation des postulants à des emplois subalternes serait pour les bien-pensants la preuve du mépris et du racisme du BUMIDOM. Ils font mine d’ignorer que les usagers de cet organisme ont globalement un faible niveau scolaire. Estiment-ils que des domestiques martiniquais ont vocation à exercer des fonctions d’encadrement en France ? Ces garçons et ces filles regrettent rarement leurs anciens patrons qui leur versaient généralement des salaires de misère, oubliant plus fréquemment encore de les déclarer à la sécurité sociale. Ils constitueront l’essentiel de ceux que la société doit assister car ils ne peuvent pas compter sur une pension de retraite décente. C’est généralement le sort réservé aux servantes par les intello-bourgeois, ceux-là mêmes qui les dissuadent de partir au BUMIDOM. Une annonce fleurit dans la presse locale qui explique leur défiance : « recherche place servante, de préférence chez métropolitain ».
Certes, des postulants sans diplôme sont parfois manutentionnaires. L’une de mes connaissances s’est retrouvée éboueur de la ville de Paris. Aujourd’hui retraitée, elle fait le va-et-vient entre sa résidence parisienne et la Martinique. Avec le niveau du BEPC les migrants des DOM sont postiers, policiers, douaniers, aides-soignants, agents de la RATP ou de la SNCF. Ces emplois seraient-ils indignes des Martiniquais ? Aujourd’hui le baccalauréat est le niveau requis pour y prétendre. D’autre part, une chose est de railler le comportement de certains des frères revenus en vacances, une autre est de tailler un costume à l’ensemble des ressortissants. Ce comportement est franchement détestable lorsqu’il émane de personnes ayant eu des responsabilités. On s’attendrait qu’ils fassent preuve de modération dans leur propos et de plus de confraternité au regard de fils et filles du pays. On ne sache pas qu’avant, pendant et après le BUMIDOM, les élus martiniquais leur ait apporté ou suggéré à l’Etat des solutions sérieuses pour régler le sous-emploi en Martinique.
Le BUMIDOM, bouc-émissaire de tous les échecs martiniquais
Les conséquences imputées à la migration au mal développement de la Martinique sont, au mieux, hasardeuses, au pire, infondées. Celle de la perte des forces vives est peu pertinente quand on sait que la Martinique possède de loin le taux démographique le plus élevé de l’Outre-Mer et qu’elle est alors en pleine démographie « galopante ». Sa population ne cesse pas de croître sous l’ère du BUMIDOM malgré le planning familial.
En réalité ces années sont peut-être les plus fastes du siècle dans plusieurs domaines. Dans l’éducation c’est l’explosion des écoles, l’apparition des lycées professionnels et le développement de l’enseignement supérieur. Il s’ensuit un fort recrutement de professeurs, d’instituteurs et de personnels ATOS. En matière sportive et culturelle, les stades sont pleins et fournissent des champions de niveau national tandis que les Maisons de la culture et les Foyers ruraux se multiplient. Les orchestres martiniquais ne suffisent pas au besoin des jeunes et des paillotes. C’est la création de l’OMDAC à Fort-de-France qui deviendra le SERMAC. Par ailleurs, de jeunes écrivains se découvrent chez le jeune éditeur de l’Encyclopédie antillaise, Emile DESORMEAUX. Trois d’entre eux, Jean BERNABE, Raphaël CONFIANT et Patrick CHAMOISEAU promotionnent la langue créole. Ils publient l’Eloge de la Créolité, ouvrage fondamental pour la compréhension du mouvement créoliste et le développement de la langue qu’ils ont contribué à élever au rang de discipline universitaire. Le militantisme de la jeunesse scande la vie politique. Au plan agricole, des milliers d’hectares passent des mains des békés à celles de petits agriculteurs. Le tourisme débute en dépit d’une opposition acharnée. Quoi qu’il en soit, la santé et le dynamisme de la jeunesse ne font pas défaut à la Martinique. En effet, il n’est pas facile de démontrer la gêne qu’aurait connue ces évolutions du fait du BUMIDOM, ni de prouver que cette institution serait la cause du non développement de la Martinique. La répétition ad nauseam de ces accusations, qui nourrissent l’idéologie de rupture, ne suffit pas à les rendre crédibles. Elle participe de ce réflexe qui consiste, aujourd’hui encore, à jeter le trouble dans les esprits et à toujours imputer aux autres la responsabilité de nos propres manquements. En réalité, davantage que les bras, ce sont les décideurs qui ont manqué.
Plus que les « forces vives », les décideurs ont manqué.
Une bourgeoisie faite de professeurs et de « professions libérales » tient le haut du pavé. Elle forme une véritable classe sociale qui, du fait des 40%, n’existe que dans les départements d’Outre-Mer. Or la Martinique manque d’ingénieurs et de décideurs. De retour de Bordeaux ou Paris, l’élite est volontiers autonomiste ou indépendantiste, mais se soucie peu de développement. Les rares ingénieurs deviennent souvent des fonctionnaires. Alors que partout dans le monde les plus brillants cerveaux s’emploient à la création de richesses de leurs pays, ce n’est pas le cas dans les DOM. D’ailleurs, la philosophie de la fonction publique se répand comme modèle sur les autres activités, entretenue par l’idée fataliste et absurde que les Martiniquais non békés ne sont pas doués pour les affaires. On aurait tort de négliger cette spécificité dans la recherche des causes du mal développement de la Martinique.
<« Découvrir sa mission » pour Fanon, n’est-ce pas aussi faire appel à l’inventivité et l’initiative des générations ? Sauf que doivent déchanter ceux qui, s’écartant de la doxa idéologique, veulent donner un contenu pratique à cette mission. S’étant engagés dans l’agriculture, deux médecins devenus élus de gauche sont accusés d’être les complices du capitalisme. L’un d’eux qui fournit du lait à l’unique producteur de yaourt de l’île est accusé de nouer des relations coupables avec les békés. Ils jettent tous les deux l’éponge.
Pouvait-on éviter le BUMIDOM ? L’organisme s’inscrit dans la continuité de précédentes initiatives qui n’avaient pas en leur temps suscité la contestation. Il faut dire que les Antilles n’étaient pas concernées, mais seulement la Réunion et la Guyane. L’opprobre jeté sur la nouvelle institution est surtout lié au moment de son apparition. Les intellectuels rentraient des universités, forts des idées émancipatrices et en opposition ouverte avec l’Etat français. L’absence d’encadrement n’aurait sans doute pas arrêté le flux migratoire qui commence à s’accélérer dès 1950. Dans un désintérêt absolu des hommes politiques avant le BUMIDOM, la migration prend au lendemain des allures de fuite des cerveaux. Cette indifférence est la preuve que le BUMIDOM est regardé comme le symbole du pouvoir français et la cible idéale pour le combat idéologique.
Dans une manière d’intégrisme, une étrange suspicion frappe les offres de formation pour des emplois ou carrières inconnues en Martinique. Il en est ainsi de l’annonce d’une offre de formation de quelques unités faite par la SNCF à des jeunes des DOM et celle faite à un ou deux Martiniquais d’exercer la profession d’œnologue. Aussitôt ressurgit le traumatisme du BUMIDOM. Voilà qu’on délivre à nouveau aux jeunes des billets en aller-simple, disent les élus. Les jeunes martiniquais doivent-ils se voir exclus de dizaines de milliers d’emplois disponibles dans le monde ? Mais l’incohérence de ces responsables a de curieux effets, c’est bien la CTM qui accorde des aides aux étudiants en aéronautique ou autres formations qui ne peuvent pas leur assurer des métiers sur place. (Suite et fin)
Yves-Léopold Monthieux
I – D’une terre d’immigration à une terre d’émigration