Par Rolando López del Amo
Le Bureau du Programme sur José Martí de Cuba et l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) ont convoqué une Conférence Mondiale « Pour l’équilibre du monde » à l’occasion du 160ème anniversaire de José Martí concernant la lutte pour l’indépendance de Cuba et de Porto Rico, qui préconisait que le triomphe de cette cause allait aussi contribuer à l’équilibre du monde.
À cette occasion le Prix International José Martí sera remis , sous les auspices de l’UNESCO, remporté cette année par le Brésilien Frei Betto. La conférence a lieu à La Havane en tant que partie des activités prévues par le Programme Mondial de Solidarité José Martí adopté par l’UNESCO et consacré à la diffusion de la vie et de l’ouvrage de notre Héros National. L’UNESCO a aussi inclus l’ouvrage écrit de José Martí dans la Mémoire du Monde. Il est donc naturel que l’organisation internationale la plus importante consacrée à l’éducation et à la culture puisse démontrer son attachement à la personnalité, la pensée et l’ouvrage des plus brillants des Cubains.
Revenant au sujet qui dénombre la conférence, il serait intéressant de se demander ce que Martí voulait dire lorsqu’il parlait de l’équilibre du monde. Il faut tenir compte que le monde des fins de 19ème siècle était caractérisé par le colonialisme et reparti parmi quelques puissances européennes. La plupart de l’Asie et l’Océanie leur appartenait. En même temps, en Asie les puissances russe et japonaise commençaient à se profiler et en Amérique, les États Unis, déjà étendus par terre jusqu’à l’Océan Pacifique, se préparaient à faire irruption sur l’arène internationale en disputant l’hégémonie aux puissances européennes. Seulement l’Amérique latine, à l’exception de Cuba et de Porto Rico, était constituée par des nations indépendantes qui étaient l’objet déclaré- au moins l’Amérique centrale et les Antilles, jusqu’à l’isthme du Panama- de la convoitise hégémonique du naissant impérialisme nord-américain étasunien. Ainsi, dans cette époque, l’axe mondial du moment était intégré notamment par l’Europe, les États Unis d’Amérique et l’Amérique latine.
En 1891, le gouvernement des États Unis avait convoqué les pays du continent à une Conférence Monétaire Internationale Américaine à Washington. José Martí y avait été désigné comme représentant de l’Uruguay. Comme tel, il a dû présenter, le 30 mars, le rapport de la Commission d’Étude qu’au nom des participants étrangers, donnait réponse aux suggestions faites par la délégation étasunienne. Martí a lu son rapport d’abord en espagnol et puis en anglais. Dans ce document il précisait : « La fonction du continent américain n’est pas de perturber le monde avec de nouveaux facteurs de rivalité et de discorde, ni de rétablir par d’autres méthodes et d’autres noms le système impérial à travers lesquels les républiques sont corrompues et meurent. La fonction du continent américain n’est pas de soulever un monde contre l’autre, ni de pétrir précipitamment les divers éléments pour un conflit non nécessaire et injuste. » (1) Et un peu plus avant il exprime des idées qui pourraient être l’antécédent pour la création d’une organisation internationale, des réelles Nations Unies.
« Les mains de chaque nation doivent être libres pour développer sans entraves le pays, selon leur nature et leurs éléments particuliers. Les peuples doivent être unis avec amitié et plus fréquemment, pour remplacer peu à peu , à travers le rapprochement universel, et passant au-dessus des langues, des isthmes et de la barrière des mers, le système, mort à jamais, de dynasties et des groupes. »(2)
En mai 1891, sur La Revista Ilustrada (Revue Illustrée), de New York, Martí publie un long article « La Conférence Monétaire des Républiques d’Amérique », où il fait ses commentaires sur les événements de la conférence. Essentiellement le texte dénonce les aspirations étasuniennes de soumettre ses voisins du Sud du continent, par des moyens économiques, commerciaux et financiers. Il écrit : « Il faut équilibrer le commerce afin de garantir la liberté »; « Ni des liaisons avec l’Amérique contre l’Europe ni avec l’Europe à l’encontre d’un peuple d’Amérique ; « Le commerce marche à travers les canaux de terre et d’eau bien derrière ceux qui ont quelque chose à donner en échange, soit une monarchie ou une république. L’union avec le monde et non pas avec une partie; non pas avec une partie contre l’autre. Si la famille de républiques d’Amérique a un métier, ce n’est pas celui de soutenir l’une d’elles contre les républiques futures. » (3) Et parmi ces républiques futures se trouvent Cuba et Porto Rico, les deux dernières colonies espagnoles en Amérique. Martí dénonce la tentative étasunienne d’imposer sa maîtrise « mettant des couleurs de république à une idée impériale. » (4)
On peut remarquer que Martí utilise les possibilités à sa portée, étant devenu négociateur diplomatique et journaliste reconnu dans le continent pour entamer la bataille idéologique et politique qui dépasse l’indépendance de deux grandes îles antillaises, pour donner une dimension continentale et mondiale à sa pensée. Pour Martí, qui partage l’idée bolivarienne d’une Amérique latine unie, c’est celle-là la patrie grande: « Notre patrie n’est qu’une, qui commence dans le Río Grande, et va jusqu’aux monts marécageux de la Patagonie. » (5)
C’est pour défendre cette patrie américaine que Martí met en garde et demande à travers Patria, le 19 août 1893: « Cuba et Porto Rico… sont, précisément, indispensables pour la sécurité, l’indépendance et le caractère définitif de la famille de l’Amérique espagnole sur le continent, les voisins anglophones voudraient s’emparer de la clé des Antilles pour compléter avec elle un cercle fermé au Nord de l’isthme, et tomber plus tard sur le Sud avec tout son poids. Si notre Amérique veut la liberté, il faudra aider Cuba et Porto Rico à conquérir la leurs. » (6)
Mais le concept de Patrie de Martí va au-delà de notre région géographique. Il est un humaniste, un homme qui ressent et qui pense avec un esprit d’identité suprême. C’est pourquoi précise-t-il: « La Patrie c’est l’humanité, elle est cette partie de l’humanité que nous regardons de plus près, et dans laquelle nous sommes nés. » (7) Et précisément car nous y sommes nés nous avons envers elle un devoir plus immédiat. C’est en plus celle qu’on connaît le mieux et pour laquelle on peut travailler avec une plus grande efficacité, mais tout en sachant qu’elle n’en est qu’une partie. Il est donc valable et nécessaire de contribuer à soulever une partie du tout comme une contribution à la tâche majeure de soulever toute l’humanité.
Martí, à Montecristi, le 25 de mars 1895, le même jour où il avait écrit une lettre d’adieu à sa mère avant de partir à la guerre nécessaire, il écrit aussi une lettre à son ami dominicain Federico Henríquez y Carvajal en lui disant: « Les Antilles libres vont sauver l’indépendance de notre Amérique, ainsi que l’honneur déjà douteux et blessé de l’Amérique anglaise et peut être vont accélérer et déterminer l’équilibre du monde.» (8)
Dans le journal Patria, le 17 avril 1894, en vue du troisième anniversaire du Parti Révolutionnaire Cubain, Martí avait déjà écrit : « Sur la balance d’Amérique se trouvent les Antilles, que de rester esclaves ne seraient qu’un support de la guerre d’une république impériale contre le monde jaloux et supérieur qui se prépare déjà à lui refuser le pouvoir – petite forteresse au service de la Rome américaine ; – mais que d’être libres (…) seraient dans le continent la garantie de l’équilibre, de l’indépendance encore menacée de l’Amérique espagnole ainsi que de l’honneur pour la grande république du Nord, qui dans le développement de son territoire (…) trouvera une grandeur plus sûre que dans l’ignoble conquête de ses voisins mineurs, et dans la bagarre inhumaine qu’en les possédant, elle commencerai contre les autres puissances de la planète pour la domination du monde (…). C’est le monde que nous sommes en train d’équilibrer : et non seulement les deux îles que nous allons libérer. » (9). Remarquons qu’il s’agit d’un article publié dans un journal en circulation aux États Unis et que Martí doit s’adresser aussi à l’opinion publique nord-américaine.
Le 18 mai 1895, depuis les camps de bataille de Cuba, Martí écrit celle qui sera sa dernière lettre, à son ami mexicain, Manuel Mercado, où il dit que tout ce qu’il a fait jusqu’à ce jour là a été destiné à « empêcher à temps à travers l’indépendance de Cuba que les États Unis s’étendent sur les Antilles et tombent, avec leur force, sur les territoires d’Amérique » ; « Il a dû se faire en silence », il ajoute (10). Mais pourquoi le monde doit être équilibré ? Comment doit être cette patrie qu’est l’humanité ? Voici quelques arguments.
Tout d’abord c’est la supériorité humaine. « L’homme est le même partout, il surgit et grandit de la même manière, il fait et il pense les mêmes choses, sans autre différence que la terre où il vit. »(11) « Il n’y a pas d’haine de race, parce qu’il n’y a pas de races. Les penseurs faibles, les penseurs de veilleuses, créent et réchauffent les races de librairie, que le voyageur juste et l’observateur aimable cherchent en vain dans la justice de la Nature, où se distingue (…) l’identité universelle de l’homme. L’âme égale et éternelle émane des corps divers en forme et en couleur. Il pêche contre l’Humanité celui qui encourage et diffuse l’opposition et la haine des races. » (12)
En deuxième lieu, « Les grands problèmes humains sont: la conservation de la vie et parvenir à la faire agréable et paisible. » (13)
À propos de la guerre et de la paix il dit: « Il est temps que les forces de construction l’emportent sur les forces de destruction dans la colossale bataille humaine. La guerre, qui était jadis la première des ressources, en est aujourd’hui la dernière: demain ce sera un crime. » (14)
Sur l’exercice du gouvernement il a l’avis suivant: « Le gouvernement est un mandat populaire; c’est le peuple qui lui donne; il faut l’exercer pour lui donner satisfaction; il faut consulter sa volonté, et en fonction de ses désirs, écouter la voix de ses besoins, ne jamais tourner le pouvoir reçu contre les mains confiantes qui l’ont déposé et qui sont les seuls propriétaires » (15) « Le gouvernement des hommes est la mission la plus élevée de l’être humain et elle doit être confiée uniquement à celui qui aime les hommes et qui soit capable de comprendre leur nature » (16)
Concernant le temps historique, il considère que : « Le Monde entier est aujourd’hui une énorme interrogation » (17) « Le monde est en changement » (18)
Quelle sera-t-elle la réponse à la question? Quel sera-t-il le sens du changement ? Martí réfléchit « À la place d’un état social où quelques hommes exceptionnels se lèvent sur des peuples de plus en plus malheureux, ne serait-ce licite de fournir, tout en préservant pleinement les stimuli et le libre arbitre de l’homme, un état où à travers une distribution équitable des produits naturels de l’association, les hommes qui travaillent puissent vivre avec repos et dignité de leur travail ? » (19)
Qu’est-ce qu’est la politique « sinon l’art d’élever jusqu’à la justice l’humanité injuste; de concilier le fauve égoïste avec l’ange généreux, de favoriser et de harmoniser pour le bien généraliser, en vue de la vertu et des intérêts » (20) Il sait que « dans les peuples, comme dans les hommes, la vie est basée sur la satisfaction des besoins matériaux » (21) et que « être bon, est le seul moyen d’être heureux (…) Mais, dans l’ordinaire de la nature humaine, on a besoin d’avoir réussi pour être bon. » (22)
Ce qui est vrai, c’est qu’ « il s’approche, créée par les travailleurs, un nouvel univers” » (23) et que « ce qui donne plaisir, c’est de marcher dans la colonne (…) se confondre dans le chagrin, en se démenant, en pleurant, en rugissant, en soulevant celui qui tombe et en tombant soi-même. Tout est bonheur quand on se bat pour la lumière du monde. » (24)
Car « (…) ils arrivent déjà les temps où les nationalités ne se lèveraient plus telles des menaces, ni de barrières, et où tous les hommes de la Terre, censés de s’aimer, ressentirons dans leurs cœurs la délice bénéfique et l’ennoblissement merveilleux, qui jaillissent du viril amour humain ! » (25). Ainsi « Se grouper : c’est le mot d’ordre du monde » (26) « Contre le dogme du mal éternel, opposons le nouveau dogme de l’éternel travail pour le bien » (27)
Ne pas oublier qu’uniquement « sur les mains entrelacées des hommes se lève le monde” (28)
NOTES:
(1) Martí, José. Obras Completas, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 1975, tome 6, page 150.
(2) Idem, p. 153.
(3) Idem, p. 160.
(4) Idem, p. 162.
(5) Idem, tome 11, p. 48.
(6) Idem, tome 2, p. 373.
(7) Idem, tome 5, p. 468.
(8) Idem, tome 4, p. 111.
(9) Idem, p. 142.
(10) Idem, p. 167.
(11) Idem, tome 18, p. 357.
(12) Idem, tome 6, p. 22.
(13) Idem, tome 22, p. 308.
(14) Idem, tome 14, p. 331.
(15) Idem, tome 6, p. 264.
(16) Idem, tome 10, pp. 10-449.
(17) Idem, tome 8, p. 266.
(18) Idem, p. 290.
(19) Idem, tome 11, p. 283.
(20) Idem, tome 12, p. 57.
(21) Idem, tome 5, p. 337.
(22) Idem, tome 8, p. 289.
(23) Idem, p. 23.
(24) Idem, tome 20, p. 449.
(25) Idem, tome 14, p. 450.
(26) Idem, tome 4, p. 415.
(27) Idem, tome 9, p. 464.
(28) Idem, tome 12, p. 276.
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