« Il devrait y avoir une loi selon laquelle tous les spectacles devraient-être filmés.» Jean-Luc Godard
La captation du spectacle vivant (opéra, ballet, concert, représentation théâtrale) est une démarche désormais fréquente et de plus en plus prisée, en dépit des débats qu’elle continue de susciter. C’est une entreprise singulière, qui consiste à filmer un spectacle un soir de représentation. Parce qu’elle a lieu en présence du public, elle témoigne de la relation dans l’instant de la scène et de la salle. Les moyens de diffusion actuels des captations sont le DVD, la télévision, Internet et le cinéma.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la captation ne repose pas sur une recette définie, un dispositif figé (qui consisterait en un plan large frontal avec des caméras latérales par exemple), reproductible à l’infini. Au contraire, chaque mise en scène, parce qu’elle construit un espace singulier dans une salle à l’architecture spécifique, du fait du genre de la pièce, des déplacements des acteurs, des lumières, etc. demande d’inventer un dispositif avec des caméras spécifiques. Le réalisateur assiste aux répétitions, dialogue avec le metteur en scène, met au point un découpage et installe un dispositif de prise de vue et de son dans la salle. Il travaille avec une équipe technique et artistique (un directeur de la photographie, un ingénieur du son, une scripte, plusieurs cadreurs). La méthode de tournage est à chaque fois à trouver, et les choix qui sont faits par le réalisateur découlent d’un long travail de préparation en amont. C’est la raison pour laquelle certains metteurs en scène de théâtre travaillent de façon privilégiée avec un réalisateur, dont ils apprécient le regard et la manière de filmer. Jérôme Deschamps a ainsi l’habitude de travailler en toute complicité avec Dominique Thiel (Un fil à la patte) comme Patrice Chéreau avait celle de travailler avec Stéphane Metge (Phèdre, Dans la solitude des champs de coton).
La captation en direct ajoute encore au défi : la réalisation du film se fait en même temps que la représentation et est retransmise en live au cinéma. La réalisation a lieu ainsi en un temps unique, celui de la représentation, sans repentirs possibles pour le réalisateur. Pour les acteurs, le déploiement de ces moyens techniques élargit encore le public puisqu’ils jouent ce soir-là pour plusieurs milliers de personnes.
Le réalisateur doit également tenir compte de la diffusion sur grand écran qui n’est pas la même que celle pour la télévision.
Face à une captation, le spectateur vit ainsi une expérience profondément distincte de celle du spectateur de théâtre. Dans une salle de cinéma, ce qui s’offre à lui est ce que l’on pourrait appeler avec Antoine Vitez « le spectacle du théâtre», la mise en scène d’une mise en scène, une opération de mise en images orchestrée par un regard différent du sien.
Plutôt qu’une contrainte exercée sur le regard par le cadrage, la captation, quand elle relève d’une véritable réalisation réfléchie, se révèle être un geste qui donne à voir le théâtre, et qui le donne à voir autrement, dans d’autres lieux et pour d’autres publics. Au cinéma, le grand écran induit des effets perceptifs encore différents (un visage en gros plan acquiert ainsi des proportions immenses) dont le réalisateur tient nécessairement compte.
Capter une représentation, c’est donc faire se rencontrer un art de l’enregistrement, de la « reproductibilité technique » (Walter Benjamin), et un art de l’éphémère, de l’instant unique. Certains jugent ces noces impossibles, voient dans cette mise en « conserve » (Marcel Pagnol) une inévitable perte de l’aura qui émane de la présence des acteurs, dans le hic et nunc de la représentation.
D’autres y voient au contraire une alliance fructueuse, qui sert aussi bien la mémoire du théâtre (les captations sont en effet autant d’archives du spectacle vivant, nombreux sont désormais les théâtres qui, comme la Comédie- Française, font filmer systématiquement leurs pièces) que sa diffusion et par conséquent sa vitalité.
Les alliances entre théâtre et cinéma sont polymorphes, infinies, elles témoignent de la créativité permanente des deux arts et de la tentation récurrente qu’ils ont de s’entrecroiser. Dans ce vaste domaine où se rencontrent théâtre et cinéma (que l’on parle de film de théâtre, de film théâtral, de transposition, ou plus largement de théâtralité au cinéma, sans compter l’utilisation de la vidéo ou l’influence du cinéma dans la mise en scène contemporaine) la captation occupe une place singulière. Si on préfère aujourd’hui l’expression film de théâtre au mot captation, pour prendre davantage acte du travail de plus en plus soigné des réalisateurs, mais aussi pour écarter les préjugés négatifs qui sont attachés à celle-ci, elle doit pourtant être distinguée d’autres manières de transposer la scène à l’écran. Elle diffère en effet de la recréation (la pièce est jouée par les comédiens de théâtre mais dans un studio ou sur la scène, sans que le public ne soit présent), ou bien encore des très nombreuses adaptations cinématographiques tirées de pièces, pour la télévision (Dom Juan de Marcel Bluwal et la collection «cinéma» de la Comédie-Française), comme pour le cinéma (Herr Tartüff de Murnau d’après Molière, Le Château de l’araignée de Kurosawa d’après Macbeth de Shakespeare et la collection «cinéma» de la Comédie-Française).
*****
Le théâtre filmé en débat :
SACHA GUITRY : CONTRE LE CINÉMA
« L’acteur que vous voyez sur l’écran ne joue pas, il a joué. […] Ce qui fait la beauté du théâtre, c’est qu’aucune représentation n’est comparable à celle de la veille. Lorsque l’on frappe trois coups, il y a toujours un aléa. »
« Pour le théâtre et contre le cinéma » (1933), repris in A. Bernard et C. Gauteur, Sacha Guitry. Le Cinéma et moi, Paris, Ramsay, 1977
WALTER BENJAMIN : LA DISPARITION DE L’AURA
« Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seulement de la scène, mais encore d’eux-mêmes. Ils remarquent confusément, avec une sensation de dépit, d’indéfinissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu’il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l’écran et disparaît en silence. […] La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres ; eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle. » On peut aussi caractériser cet état de fait de la manière suivante : pour la première fois – et c’est là l’oeuvre du cinéma – l’homme est placé dans la situation de devoir agir, certes en mobilisant toute sa personne vivante mais en renonçant à l’aura propre de celle-ci. Car l’aura est liée à l’ici et maintenant de l’homme. Il n’en existe pas de reproduction. L’aura qui entoure Macbeth sur la scène ne peut être déliée de celle qui, pour le spectacle vivant, entoure le comédien qui joue Macbeth. Mais la prise de vues en studio a la particularité de mettre l’appareil à la place du public. De ce fait, l’aura qui entoure l’acteur disparaît nécessairement – et en même temps celle qui entoure le personnage. »
L’OEuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1936, in Sur l’art et la photographie, traduction Christophe Jouanlanne, Paris, Éditions Carré, 1997
ANDRÉ BAZIN : L’EMPREINTE DE LA DURÉE
Le leitmotiv des contempteurs du théâtre filmé, leur argument ultime et apparemment inexpugnable reste le plaisir irremplaçable qui s’attache à la présence physique de l’acteur. […] S’il est vrai qu’ici réside l’essence du phénomène théâtral, le cinéma ne saurait donc en aucune mesure y prétendre. Si l’écriture, le style, la construction dramatique sont, comme ils doivent l’être, rigoureusement conçus pour recevoir âme et existence de l’acteur en chair et en os, l’entreprise est radicalement vaine, qui substitue à l’homme son reflet ou son ombre. L’argument est irréfutable. […]
Une première série de remarques s’imposerait d’abord quant au contenu du concept de « présence », car il semble que ce soit cette notion, telle qu’elle pouvait être entendue avant l’apparition de la photographie, que le cinéma vient précisément mettre en cause.
L’image photographique – et singulièrement cinématographique – peut-elle être assimilée aux autres images et, comme elles, distinguées de l’existence de l’objet ? La présence se définit naturellement par rapport au temps et à l’espace. « Être en présence » de quelqu’un, c’est reconnaître qu’il est notre contemporain et constater qu’il se tient dans la zone d’accès naturelle de nos sens (soit, ici, de la vue et, à la radio, de l’ouïe). Jusqu’à l’apparition de la photographie puis du cinéma, les arts plastiques, surtout dans le portrait, étaient les intermédiaires possibles entre la présence concrète et l’absence. La justification en était la ressemblance, qui excite l’imagination et aide la mémoire. Mais la photographie est tout autre chose. Non point l’image d’un objet ou d’un être mais plus précisément sa trace. Sa genèse automatique la distingue radicalement des autres techniques de reproduction. Le photographe procède, par l’intermédiaire de l’objectif, à une véritable prise d’empreinte lumineuse, à un moulage. Comme tel, il emporte avec lui plus que la ressemblance, une sorte d’identité […]. Mais la photographie est une technique infirme dans la mesure où son instantanéité l’oblige à ne saisir le temps qu’en coupe. Le cinéma réalise l’étrange paradoxe de se mouler sur le temps de l’objet et de prendre par surcroît l’empreinte de sa durée.
André Bazin « Théâtre et cinéma », 1951, in Qu’est-ce que le cinéma ? , Paris, Éditions du Cerf, 2010
ANTOINE VITEZ : « CINÉMA DU THÉÂTRE »
Mémoire filmée du théâtre, ou cinéma du théâtre, ou archive, ou traduction. Les définitions ne manquent pas pour qualifier cette opération qui consiste à capter l’espace à volonté du théâtre afin de le faire entrer dans l’espace choisi du cinéma. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’espace.
[…] Et c’est là que le travail de Hugo Santiago sur Électre fut original et nouveau — je n’avais, à vrai dire, jamais rien vu de semblable. Ce n’est pas assez de dire que Santiago est entré à l’intérieur de l’image théâtrale, car c’est ainsi que procède tous les jours (ou presque) la caméra. Dans toutes les tentatives que je connais de mariage du théâtre avec le cinéma, la caméra fouille la scène, qui est un lieu peu profond (on ne dit jamais assez que la scène de théâtre, si grand que soit le théâtre, est un lieu étroit, et surtout que son horizon est bien peu lointain : le mur du fond est là, toujours), et, ce faisant, elle la détruit, la rend incompréhensible. Que devient un visage saisi en gros et comme de tout près par l’oeil du zoom, si je ne sais pas en même temps où est ce visage, en face de quel autre, et pourquoi cet air renfrogné ou rieur ? C’est la simultanéité qui fait le théâtre.
En s’attaquant à son tour à cette quadrature du cercle, Hugo Santiago a choisi de suivre les lignes de la mise en scène théâtrale ; la caméra ne regarde pas le spectacle, elle l’accompagne. Il fallut un long travail préalable comme pour examiner le tracé au sol des pas de chaque personnage, les axes des regards, la direction des nez et des mains.
Cela composa une avare série de plans très longs qui déploient le mouvement comme ces livres pour les enfants qu’on déplie en les ouvrant. Ainsi le film reste discret à côté du théâtre, il ne se substitue pas à lui, ne viole pas l’intimité des acteurs. Et c’est comme cela qu’il trouve sa vérité.
Il est le cinéma de cet événement-là : un spectacle de théâtre ; et en le racontant il raconte l’histoire même que racontait notre spectacle, et le vieux poème. À travers tous ces filtres (un poème, dans une langue ancienne, traduit en français d’aujourd’hui, joué dans la Grèce actuelle, sur une scène, à Paris, et porté enfin sur un film) : le formidable fait divers mythologique apparaît, le visage rayonnant d‘Electre survit — celui de la femme qui résistait contre tout espoir — , et on entend le texte de la tragédie.
Antoine Vitez, Dossier de presse d’Électre filmé par Hugo Santiago, 1987, Archives Antoine Vitez, lMEC
Extrait du document pédagogique de la Comédie française à propos de « La puce à l’oreille »