« L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure » de Raphaël Confiant

— Par Fernand Tiburce Fortuné —

Raphaël Confiant
L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure
Mercure de France
Avril 2018

Raphaël Confiant nous livre, en ce début d’année, son dernier roman, «L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure», dédié au grand combattant de notre langue créole, Jean Bernabé. Le titre lui-même est déjà toute une aventure, l’évocation apparente d’un long voyage vers une terre promise, magique et généreuse. Ce voyage n’est pas ordinaire, puisqu’il se développe en une épopée, c’est-à-dire que l’auteur veut nous plonger à la fois dans un monde merveilleux, picaresque, où tout peut arriver à des héros hors du commun, qui doivent aussi nous enchanter par leurs prouesses ou des exploits exceptionnels, et dans lesquels nous pourrions nous reconnaître.

Ce qui donne encore plus de piquant au titre, qui ne doit rien au hasard, quand on connaît Raphaël Confiant, c’est l’identité dont est affublé celui que nous pensons être le héros primordial.

D’abord le prénom, Romulus, le vainqueur de Remus son jumeau, interpelle, car il nous plonge en pleine latinité et rappelle la formule « ab urba condita », à un moment donc de création, de fondation, d’ensemencement dans une douleur assumée. Notre héros va donc sortir d’une ère pour en ouvrir une autre, mais en empruntant volontairement des chemins escarpés…

Son nom ensuite, Bonnaventure, révèle un destin, une voie toute tracée, une prédiction, qui mène sur le chemin du succès, sautant des obstacles ou esquivant des pièges pour arriver quelque part. Ce quelque part qui doit transformer votre corps et votre esprit, votre vision du monde et des autres.

Le tout est de savoir si cette première approche de l’ouvrage par l’intuition que suggère le titre, sera la bonne.

L’argumentaire :

Raphaël Confiant nous ouvre une fois encore un pan de notre histoire.

La Martinique coincée entre l’Europe et le Mexique.

Cette terre de 1100 km2 devient une escale importante, une halte agréable pour de nouveaux combattants de cette liberté et de cette idée de leur civilisation, qu’ils veulent apporter aux autres.

En effet, il s’agit de la volonté de l’Empereur des Français, Napoléon III et du Roi des Belges, Léopold I, encouragés par une partie de la classe dirigeante mexicaine, au motif que le Mexique n’honore pas ses dettes, d’envahir le Pays et d’y mettre sur un trône un empereur autrichien, Maximilien I et son épouse Charlotte, elle-même Belge. Si les Anglais et les Espagnols ont, tout au début, donné leur accord, ils se sont par la suite désistés. La dette est un alibi, car en réalité la France et les Belges veulent imposer aux Américains, une présence européenne forte, politiquement, militairement et économiquement, au pays des Aztèques.

De plus, la bourgeoisie latifundiaire et compradore du Mexique, de même que l’Eglise, qui s’appuient sur un semblant d’armée loyaliste, veulent se débarrasser aussi de l’actuel chef de la résistance, Benito Juarez, d’ascendance indienne, qu’ils considèrent comme un dictateur qui les a spoliés, qui a osé donner une place citoyenne à la multitude indienne et est prêt à se soumettre au diktat américain..

Derrière la scène, les USA qui achèvent leur guerre de sécession, fournissent des armes à ce Benito Juarez, non seulement pour tenter de le manipuler, mais aussi pour empêcher une présence européenne permanente, colonialiste, sur le territoire des Amériques.

C’est donc, dans un pays chaotique, inhospitalier, sous l’emprise d’une guérilla permanente, que débarquent, l’Empereur, son administration, et son armée hétéroclite, véritable tour de Babel, formée de vétérans de guerres européennes et coloniales, (y compris des Mahométans (p23), et aussi d’engagés volontaires de la Martinique, dont Romulus Bonnaventure, intégré au corps du Génie.

Un mulâtre, Adrien Delfort, qui ne croit pas au destin, encore moins à la providence, mais qui ne cache pas la goutte de sang caraïbe qui coule dans ses veines, sera du voyage et deviendra l’un des secrétaires et traducteurs de l’Empereur.

Et dans le cortège de l’Impératrice, on trouvera une chabine mulâtresse, Péloponnèse Beauséjour, dite « bel bonda », guidée par une ambition dévoreuse.

Trente mille hommes et femmes, et même le futur empereur et son épouse, feront escale à la Martinique, dont le port et la ville de Fort de France seront sollicités de 1861 à 1867.

Mais, Napoléon III et le roi des Belges finissent par renoncer à cette incroyable aventure et abandonnent ce projet fou. Maximilien est lâché de toutes parts. Cette affaire tournera donc mal. L’impératrice, qui a perdu la tête, regagne l’Europe, et l’Empereur sera fusillé. Les troupes seront rapatriées et les Martiniquais survivants, qui se seront bien battus, retrouveront leur « Pays doudou ». Des Polonais, déserteurs vont s’installer dans nos campagnes et donneront à leurs descendants métis, non seulement des yeux verts, mais aussi leur patronyme, que l’on peut encore entendre de nos jours.

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Tout le roman se joue dans des allers-retours entre la Martinique et le Mexique

L’ouvrage est construit à la manière de « Eau de Café » (1991–Grasset). C’est la référence que je choisis, volontairement, pour avoir considéré ce roman comme un moment de notre littérature. Et, il se compose de quatre cercles, chacun ouvert par quelques lignes directrices au lecteur, pour l’orienter, le mettre sur le chemin et l’encourager à poursuivre son entrée dans la ronde du récit. Dans « Eau de café », ces prolégomènes ressemblaient davantage à des sentences, à un index levé.

Une fois encore, Raphaël Confiant développe ses talents de conteur, son sens du récit, et de la mise en situation d’hommes et de femmes qui se battent avec la vie, qui se rudoient, veulent grimper dans l’échelle sociale, parfois à n’importe quel prix, mais quelque part, savent raison garder pour ne pas trilbicher et ne pouvoir se relever.

Nous sommes souvent à la limite de la morale, parfois l’amoralité n’est pas loin, bien que Raphaël Confiant ne se pose pas ici en moralisateur.

De façon tout à fait équilibrée, chaque cercle comprend cinq chapitres.

Le texte bref qui introduit le premier cercle, interpelle le lecteur antillais. En effet, le chemin est balisé pour la lecture qui va suivre. De quoi sera-t-il question ? D’une plongée dans notre histoire. Comme du déjà lu. Du déjà convaincu. Ce parcours fléché, nous fait craindre d’emblée de devoir tourner vite certaines pages. En même temps, nous donne l’espoir de revivre notre histoire de façon nouvelle, soit par la mise en situation, soit par la force et l’originalité du récit, et enfin par l’esthétique de la narration. Nous espérons une nouvelle face du talent de l’auteur. Sinon, le lecteur qui suppose ce parcours historico-littéraire familier, craint une lassitude dans une répétition d’actes, de faits historiques largement déjà développés ailleurs dans la littérature, et par Raphaël Confiant lui-même. Donc, c’est à l’attente d’une autre approche, d’une autre amorce de notre propre épopée que nous devrions être confrontés. Car si Raphaël Confiant se fait pédagogue pour nous mettre en lumière un épisode qui ressemble à celui de Napoléon I en Haïti, il utilise cette Guerre du Mexique, en réalité, pour nous parler de nous-mêmes. Et comme d’habitude, sans concession.

Si la composition en cercles ordonnés en chapitres égaux, fait penser à un tranquille équilibre dans une belle linéarité, le texte lui-même ne présente pas un tel ordre et le temps de Raphaël Confiant, comme celui de ses héros, est tout en enchevêtrements, en répétitions cycliques, en opposition, en retours au passé et en avancées vers des jours qu’on espère meilleurs. Ce temps en lignes brisées pleure les illusions d’un jour, se perd dans les rêves d’avant-hier, et s’abîme dans les désillusions du moment. Cette façon de procéder montre bien dans quelles situations incroyables se démènent l’esprit et la pensée de nos héros à la charnière de deux mondes (la fin de l’esclavage ne date que de douze ans) et en recherche d’équilibres difficiles entre des souhaits contradictoires.

Mais ces répétitions du temps, des récits et des événements par chacun des protagonistes et par le narrateur lui-même, nous font progresser comme des détectives. C’est comme si l’auteur nous poussait à procéder à des recoupements, nous engageait à la recherche de preuves pour nous rapprocher de la vérité des lieux, de la réalité des événements, de l’existence des sentiments et de la réalisation des actions. Cette façon de procéder de Raphaël Confiant, nous permet alors de forger notre intime conviction, avec tous les éléments de comparaison soumis à notre réflexion.

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L’Abolition « de l’esclavage » (ce dernier mot, honni de tous, des maîtres comme des anciens esclaves) n’a que douze ans. Raphaël Confiant, me semble-t-il rentre pour la première fois, avec plus d’acuité et de profondeur, dans le détail de nos sacrées contradictions et nous interpelle sur le couple liberté réelle/liberté formelle.

Que faire de cette liberté ? Romulus Bonnaventure avoue à la page 97 : « A la vérité, je ne savais pas trop quoi faire de ma liberté ». Ce ne fut pas simple (nous ne fûmes pas tous des héros spontanés de la liberté) et je pense que l’auteur s’introduit assez bien dans la tête de chacun pour suivre avec précision le nombre infini des lignes de calculs qui s’y bousculaient, avec en plus, cette équation nouvelle que fut l’arrivée, sur le marché du « travail salarié », des Chinois, des Indiens et autres Africains non créoles. Apparemment, rien ne changeait, rien n’avait changé, rien ne changerait. Que faire, alors , ki sa nou ka fè , (p 35)? An nou gadé-wè sa nou ka fè (p 36).

Alors on réfléchit, on s’informe, on s’organise, on se décide.

Le Mexique, et l’intronisation de son nouvel Empereur, seront pour certains le moyen de répondre à cette grande question. De petits écarts anodins en transgressions assumées, de détresse en tribulations, de mensonges ordinaires aux mensonges à soi-même, de bravade en bravoure ou vice et versa, de la déveine récurrente aux joies inattendues, des échecs absolus à la tristesse la plus profonde de l’âme, des petits malheurs aux petits bonheurs, de la certitude à la contrariété, tout cela caractérise ces héros afaréliens qui, malgré tout, gardent toute notre sympathie, car ils étaient, après 1848, des découvreurs abasourdis de la liberté, les premiers à devoir se dépêtrer dans cette nouvelle tourmente, et sans vrais repères. Alors que nous, jodi jou….

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La composition interne des chapitres est tout en dislocations, en ruptures de styles et il faut bien s’accrocher pour que rien ne nous échappe, qui pourrait nous faire perdre le fil; et aussi bien se raccrocher au wagon et éviter toute confusion, tant les rêves, les parcours, les ambitions, les projets se ressemblent chez des héros, qui n’ont de cesse de vouloir oublier leur récent passé et leur propre histoire, et qui sont habités par le même besoin d’ailleurs, de reconnaissance et de reconstruction.

Tantôt les personnages s’invitent à la première personne, parfois c’est le narrateur qui les met en scène et soudain comme des intermèdes, des moments de respiration, voire d’interrogation, surgissent des petits paragraphes dans une police de caractère différente, au milieu desquels la prise de parole d’inconnus ou de nos héros épouse un autre rythme, éveille davantage notre curiosité. Ces intermèdes sont précieux, car ils éclairent, précisent, développent, explicitent, voire confirment l’inextricable de la vie, les entourloupes du destin, l’insupportable difficulté d’entrer en relation. Ces personnages se quittent, se cachent les uns des autres, s’oublient, se retrouvent, se perdent à nouveau, se retrouvent encore dans des situations inattendues, au détour d’une phrase, ou subitement à l’orée d’un paragraphe.

Bien entendu, ce roman ne pouvait sortir de la lignée des autres et est parcouru, j’en ai compté presque deux cents, de mots ou expressions créés et revisités par notre créolité. Mais aussi une vingtaine de phrases en créole (traduites), et il faut le noter une phrase en croate.

C’est ce qui fait la force, depuis si longtemps de notre littérature moderne et que le monde entier a accepté…et notre peuple aussi, en final de compte.

Raphaël Confiant écrit, parlant de notre langue historique, à la page 57 : «…dans l’idiome rempli de sueur et de sang qu’est le créole…».

La langue de Raphael Confiant est donc créative, innovante. Mais elle n’a pas la belleté poétique et la surprise inventive de la rencontre de mots, qu’on jurerait qu’ils ne pouvaient aller ensemble. Oui, il y a parfois des fulgurances poétiques dans cet ouvrage, et les espaces désertiques mexicains deviennent vivants et magiques sous sa plume.

Pourtant, il me semble que dans l’écriture et le style de Raphaël Confiant, on n’est pas emporté (mais, le veut-il ?) par ce choc esthétique, qui parfois rend une phrase sublime et qui nous délivre ce cri, «non, ce n’est pas possible!», tant la magie a couru sous une plume, étonnée elle-même par son propre miracle.

C’est autre chose qui nous frappe ici.

La force de Raphaël Confiant est dans le labour incessant de son écriture. Je l’ai déjà dit ou écrit, une écriture bulldozzer qui pèse d’abord les sentiments, évalue les situations, puis avance, écrase, aplanit, ensemence, reconstruit et refonde, même si l’homme doit de nouveau flancher, et peu récolter. Le mouvement, le balan dans l’écriture de Raphaël Confiant vous impressionne, les phrases charrient une force qui veut vous emporter et vous convaincre, ou alors vous fait reculer. Car il faut savoir parfois fermer une porte entre le livre et soi, contenir sa force, réfléchir. Et, rassuré que l’on est, de pouvoir s’opposer à l’attraction de la séduction, rouvrir cette porte pour séparer l’histoire de la fiction, le projet littéraire du projet sociétal.

Pourquoi ? Parce que Raphaël Confiant nous rend juges, aujourd’hui, des situations, ambiguës à souhait, dans lesquelles ses personnages (c’est-à-dire nous-mêmes) se sont soudain retrouvés le 23 Mai 1848. Il nous veut critiques de leurs idées, témoins de leurs actes et procureurs de leurs erreurs. Résister à la séduction littéraire, c’est se poser, puis réfléchir, ne pas tout prendre pour argent comptant. C’est se référer alors à d’autres sources pour se forger une conviction.

Mais nous sommes d’accord, quand l’auteur nous somme de reconnaître que cette société qui se cherche une nouvelle raison d’exister, brinquebalant sur ses nouvelles fondations, qui subit encore de grandes injustices1, qui ne sait pas encore quels chemins ouvrir, est bien là, relativement organisée, et ne s’est pas effondrée. Nos héros, devant la diversité des peuples européens venus faire la guerre et chercher fortune, se distinguent d’eux, au détour d’une conversation, en s’affirmant déjà comme Martiniquais (p180, p 271). Dans leur diversité, dans la débrouille quotidienne, dans les moments graves de l’apprentissage du savoir; dans les bal ti-tanes des Nègres-citadins (p 60) de l’En-Ville, entraînés par le rythme d’une biguine, d’une valse créole ou d’une mazouk (p 131,134), voire celui d’un ladja-tambour (p 51) de la campagne, toutes postures qui donnent déjà le la du vivre ensemble, ils n’ont pas voulu cet effondrement. Et nous, aujourd’hui, en sommes la preuve bien vivante.

Donc, des personnages puissants, forts, pour lesquels rien n’est impossible, qui peuvent à la fois faire table rase du passé, courber l’échine pour avancer, revenir chez le maître comme si rien ne s’était passé, avoir la mémoire courte du jour au lendemain. On ne peut pourtant leur refuser cette volonté d’avancer, de changer, de se métamorphoser, de grandir, de se grandir en fréquentant le monde du vainqueur, et en en adoptant les codes, même les plus sophistiqués, en se faisant leurs, les ruses et les habitudes les plus profitables au projet. User et abuser, jouer de ses atouts physiques, de son corps pour «réussir». Ici, je pense surtout à Péloponnèse Beauséjour, chabine aux yeux verts, charbonnière, quittant sa position de péripatéticienne, de « manawa », pour se métamorphoser en femme galante, puis enfin se transfigurer en «Mulâtresse de marque», tout en faisant un saut vertigineux dans la connaissance de la langue française.

S’ils sont forts, ils sont aussi courageux, braves, d’une belle trempe.

S’ils sont tout cela, ils sont aussi intelligents, comme si tout ce qui avait dormi depuis des siècles en eux, éclatait au grand jour de façon spécifique chez chacun. Intelligent, chacun à sa manière. Nous retiendrons, particulièrement dans ce roman, qu’il y a en effet, dans notre grande Histoire, des histoires personnelles, individuelles, uniques, donc différentes, qui doivent être connues et mériter notre respect. Ces individualités sont assurément des acteurs de notre propre histoire, qui, rassemblées, sont cette nouvelle communauté en cours de formation.

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Ce qui revient aussi dans ce roman, c’est cette constance chez Raphaël Confiant de conter les corps guerriers des hommes, comme de chanter ceux, sublimes, des femmes, leur assignant comme devoir, d’assouvir vite fait, les appétits sexuels violents, de se débarrasser à la vole d’un désir charnel insoutenable. On ne peut même pas parler d’érotisme, mais de « bacchanales ».

Les hommes qui passent de femmes en femmes, les femmes qui font volontiers commerce de leur corps, sans qu’en réalité la société n’y trouve vraiment rien à redire, sont les acteurs de ce théâtre qui se joue, comme ça, dans ces quartiers bien localisés de l’En-Ville, où l’indigence, la déveine et la misère règnent en maîtresses. Les amours qui traversent l’oeuvre afarélienne, sont souvent brèves, contrariées, voire impossibles.

Mais il me semble que, c’est bien la première fois, avec une belle insistance, dans «L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure», que poète et romantique, Raphaël Confiant, nous fait découvrir la passion amoureuse de ses héros, lesquels pourtant bien souvent, page après page, d’habitude, sont éloignés d’un partage quelconque de sentiments amoureux.

Je veux parler ici de «l’improbable d’une rencontre », page 130, entre Adrien Delfort et Péloponnèse Beauséjour. La rencontre est foudroyante charnelle, entre deux mondes totalement opposés, entre deux personnalités qui n’ont rien de commun sur le sens de la vie. Le registre afarélien habituel. Mais en réalité il s’agit d’un coup de foudre et Delfort avoue, à la page 135 : « Je tombais amoureux pour la première fois de ma vie ». Raphael Confiant se laisse même aller à donner sa définition du coup de foudre (p 230) : « un miracle de l’âme et des corps. Une fusion brutale et tendre tout à la fois ». Et l’auteur d’insister, concernant les mêmes, à la page 250 : «Leur rencontre à tous les deux s’était faite dans l’absolu de l’imprévisible, un soir de juin, juste avant la chute du jour, et leur foudroyante idylle n’avait, elle non plus, aucune explication».

L’on m’objectera que là n’est pas l’essentiel. Mais la belleté et l’illumination de cette foudre ne pouvaient passer inaperçues.

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Romulus Bonnaventure, dit « tête cercueil », « nègre savant (p 168)», qui rêvait d’un avenir grandiose et d’une éternelle reconnaissance pour sa bravoure au service du projet mexicain de la mère-patrie. Péloponnèse Beauséjour, qui à tout prix voulait sortir de la déveine, qui a profité du destin, mais a aussi poussé le destin. Adrien Delfort, le mulâtre, orphelin, ruiné, qui «coulait en Martinique des jours inutiles», voulait porter sa fierté et son savoir, au plus haut de l’échelle sociale et intellectuelle, au service d’un Empereur, philosophe et saint-simonien, certes, trop jeune, naïf et inexpérimenté, et en final de compte pas assez politique.

Autant de solitudes abîmées dans des rêves impossibles qui se forgent alors dans un Monde, qui les ignore et qui, à l’époque, était trop vaste pour eux. De leur aventure mexicaine, ils sortent tous médaillés, meurtris, en guenilles pour certains, sans solde, estropiés, cassés dans l’âme, mais vivants, avec une terrible expérience de la vie, sur laquelle ils pourront s’appuyer. Toutefois, ce ne sont pas des bras cassés, malgré les désillusions et l’amertume, ils ne regrettent pas leur effroyable expérience et se remettent à aimer la vie (une vie à deux sous, certes, pour beaucoup), à la reconstruire, avec –pouvons-nous le supposer- en point de mire, assiré pa pétèt, l’héritage à nous laisser.

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Il y a des bons jours où, Romulus, ancien combattant, crie à la cantonade: « Vive l’Empereur Maximilien et l’Impératrice Charlotte Amélie du Mexique !…

Il y a des jours où, Romulus, celui qui avait, choisi comme arme un dictionnaire volé, jadis, au Maître, est dépité; il y a des jours où Romulus, victime des macaqueries du destin (p 101) et ancien combattant, est chagrin; oui, il y a des jours de mauvais jours pour Romulus qui, amer, et provocateur, plus hargneux que jamais, nous quitte en nous renvoyant brutalement dans les cordes, nous qui ne le comprenons pas.

C’est là, la signature afarélienne dans le dernier paragraphe du livre.

« J’écris, a-t-il déjà fait comprendre, comme nos gens pensent et parlent ».

Mais qu’est devenue Péloponnèse Beauséjour, « celle qui avait joué aux dés avec sa vie,p.178», notre belle hétaïre (p 181), «l’employée de cour royale, émérite», la plus briscante, la plus déterminée, la plus audacieuse des Martiniquaises, la plus futée, la plus douée des trois? Oui, qu’est devenue Péloponnèse Beauséjour ? Quel souvenir garde-t-elle du Mexique, cet «antichambre de l’enfer, p 219» ?

Où est-elle, dans ce « monde qui est une bransloire perenne »?2

Ducos (Martinique), le 04/04/2018

  • Fernand Tiburce FORTUNE

Essayiste

Ecrivain

Ancien Président du groupe

de plasticiens martiniquais « FWOMAJÉ »

1 (p 118 : on lit sous la plume d’un ancien Maître, au sujet des nouveaux libres : « la liberté leur avait en définitive apporté peu de choses»),

2 Michel de Montaigne, cité par Raphael Confiant dans « Eau de café »; page 331