Édouard Glissant » soleil de la conscience » antillaise meurt à Paris le 3 février 2011
Édouard Glissant, né le 21 septembre 1928 à Sainte-Marie à la Martinique et mort le 3 février 2011 à Paris, est un écrivain, poète et philosophe martiniquais. Fondateur entre autres des concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation », Glissant repense également la notion de créolisation mais aussi les catégories de la métaphysique ainsi que les modalités du dialogue des cultures, à l’aune de son prisme relationnel. Surtout connu pour Le Discours antillais (1981), Édouard Glissant est l’auteur d’une œuvre conceptuelle et littéraire colossale, et d’une bibliographie dense. De Soleil de la conscience (1956) à l’Anthologie de la poésie du Tout-Monde de 2010, il s’est illustré dans tous les genres, roman, poésie, théâtre, essais philosophiques. Souvent classée parmi les théories du postcolonialisme, la pensée de Glissant est irréductible à une école ou un courant fixe, ayant toujours redéfini les modèles d’une vision du monde en quête de son mouvement.
« Distinguished professor » en littérature française à l’Université de la ville de New York (CUNY), Édouard Glissant est directeur du Courrier de l’Unesco de 1981 à 1988 et président honoraire du Parlement international des écrivains en 1993. Il reçoit à plusieurs reprises le titre de Docteur Honoris causa de diverses universités de par le monde (l’Université de Bologne par exemple, en 2004). Il mène l’essentiel de sa carrière universitaire aux États-Unis, d’abord à l’Université d’État de Louisiane à Baton Rouge, puis à New York. Il préside par ailleurs en 2006 la mission de préfiguration d’un Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions. En 2006, il fonde l’Institut du Tout-Monde, à Paris.
Depuis 2002, le prix Édouard-Glissant, créé par l’université Paris-VIII, avec le soutien de la Maison de l’Amérique latine et de l’Institut du Tout-Monde, est destiné à « honorer une œuvre artistique marquante de notre temps selon les valeurs poétiques et politiques d’Édouard Glissant : la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, une réflexion autour d’une poétique de la Relation, celle des imaginaires, des langues et des cultures ».
La période militante et l’engagement politique : 1940–1960
Dès sa jeunesse en Martinique, Édouard Glissant, à l’instar d’Aimé Césaire3, se passionne pour le courant surréaliste, et milite, avec ses amis du Franc Jeu (groupe littéraire et politique), pour les idées révolutionnaires de libération des colonies. Il quitte la Martinique pour la métropole en 1946 où il étudie la philosophie à la Sorbonne, avec Jean Wahl et Gaston Bachelard, et l’ethnographie au Musée de l’Homme, où il rencontre notamment Jean Rouch. Il publie alors ses premiers recueils (Un Champ d’îles en 1953) et son roman La Lézarde, qui reçoit le Prix Renaudot en 1958. C’est l’époque de l’engagement politique et de la lutte pour la décolonisation aux côtés de grands écrivains tels que René Depestre, Frantz Fanon et Albert Memmi. À cette époque, il fréquente la Galerie du Dragon avec ses amis peintres, Roberto Matta, José Gamarra, Antonio Segui, Wifredo Lam, Valerio Adami entre autres, pour lesquels il écrira de nombreux textes de réflexion esthétique.
Jeune écrivain martiniquais, il participe activement aux débats littéraires et culturels au sein de la Fédération des Étudiants Africains noirs et de la Société Africaine de Culture ou encore à la revue Présence africaine, ainsi qu’aux deux grands événements de cette époque que furent le premier Congrès des écrivains et artistes noirs en septembre 1956 à la Sorbonne, et le deuxième à Rome en mars 1959. En avril 1961, il sera l’un des quatre fondateurs du Front antillo-guyanais pour l’autonomie (FAGA), avec Marcel Manville, Albert Béville (Paul Niger en littérature) et Cosnay Marie-Joseph. Le Front antillo-guyanais sera dissout par le pouvoir, en juillet 1961, quelques mois après sa création.
Il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie, paru le 6 septembre 1960.
Le retour au réel antillais : 1960-1990
En 1965, Édouard Glissant retourne en Martinique. En 1967, il crée l’Institut Martiniquais d’Études (IME), institution privée d’éducation qui vise à restituer aux jeunes Antillais un enseignement en accord avec la réalité de leur histoire et de leur géographie. Il fonde en 1971 la revue Acoma chez Maspero, revue critique de recherche sur les sociétés antillaises, qui annonce déjà l’un de ses essais-maître dans le domaine à cette période, Le Discours antillais (1981), première étude pluridisciplinaire (à la fois anthropologique, sociologique, littéraire et historique), sur l’exploration de la réalité antillaise envisagée d’un point de vue endogène.
Son œuvre continuera à se développer conformément aux perspectives tracées dans L’Intention poétique (1969), tant sur le plan esthétique que philosophique et politique (« De l’Un à l’univers – Du divers au commun – Le nous de l’autre – L’autre du nous »). Au tournant des années 1990, Glissant va insister sur le processus de la créolisation et sur son concept de Relation, particulièrement exposée dans Poétique de la Relation, en 1990.
L’ouverture aux concepts de créolisation : la construction de la Relation : 1990-2011
Le « Tout-Monde »
À travers ses essais, ses romans, ou ses textes poétiques, qui se relaient en s’entrelaçant, il élabore progressivement la notion de « Tout-Monde », qui titre son roman de 1995, suivi de l’essai Traité du Tout-monde en 19974 : « J’appelle Tout-monde, notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la “vision” que nous en avons […] ». Le tout-monde n’est pas alors un nouveau concept ou un nouveau système de pensée, il est une nouvelle manière de penser et de regarder le monde, une parole ouverte.
La « créolisation »
Parmi ses autres notions phares, sa redéfinition de la créolisation désigne chez lui « l’imprévisible » du monde, les identités culturelles inédites résultant de la confluence des différences5. « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. (…) Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise ».
« Là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus et au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l’infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation » (Traité du Tout-monde, 1997).
La « Relation »
Il développe donc le concept clé de Relation en 1990 dans son essai Poétique de la Relation6 : « La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre ».
L’« Identité-relation »
Édouard Glissant définit l’identité comme une Identité-relation6, contre l’acception de l’identité selon une « racine unique » : « une aptitude à “donner avec” », contestant « l’universel généralisant », et offrant de considérer les humanités sous l’angle de la mondialité, soit la « face humaine de la mondialisation ». « Si vous vivez la mondialité, vous êtes au point de combattre vraiment la mondialisation. » (La Cohée du Lamentin, 2005)
« L’Idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la Racine rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de l’identité-racine, boutons cet imaginaire de l’identité-rihizome. À l’être qui se pose, montrons l’étant qui s’appose. Récusons en même temps les retours du refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des puissants. Dans un monde où tant de communautés se voient mortellement refuser le droit à toute identité, c’est paradoxe que de proposer l’imaginaire d’une identité-relation, d’une identité-rhizome. Je crois pourtant que voilà bien une des passions de ces communautés opprimées, de supposer ce dépassement, de le porter à même leurs souffrances. »
Activités internationales
De 1980 à 1988, Édouard Glissant dirige Le Courrier de l’Unesco, dont il développe les éditions en 36 langues diffusées dans plus de 150 pays. Il publie notamment un numéro intitulé « Guerre à la guerre : la parole aux poètes » (novembre 1982), avec la participation d’éminents écrivains du monde comme Adonis, Guinsberg, Labou Tan’si, Voznesensky, entre autres. À cette période et sous son impulsion Le Courrier de l’Unesco s’affirme comme un « forum ouvert aux débats intellectuels à l’échelle internationale » (Hommage à Édouard Glissant, UNESCO).
En 1988, il s’installe aux États-Unis et dirige une chaire de Littérature française à LSU (Louisiana State University). Il tirera de son expérience du Sud esclavagiste des États-Unis, son étude consacrée à l’œuvre de Faulkner, Faulkner Mississippi (1996). Sa pensée qui rencontre un fort retentissement aux États-Unis, l’amène à enseigner à l’Université de New York où il est nommé en 1994 Distinguished University Professor. Sa pensée rayonne en Haïti, dans les Caraïbes, autant qu’en Afrique, en Amérique latine ou qu’au Québec. Plusieurs colloques lui sont alors consacrés.
En 1993, aux côtés de Christian Salmon, Adonis, Breyten Breytenbach, Jacques Derrida, Salman Rushdie et Pierre Bourdieu, il s’associe activement à la création du Parlement International des Écrivains, institution internationale destinée à organiser une solidarité concrète avec les écrivains et intellectuels victimes de persécutions, à « créer de nouveaux espaces de liberté, d’échange et de solidarité pour défendre la liberté de création partout où elle est menacée ».
En 2006, Édouard Glissant crée l’Institut du Tout-Monde, avec le soutien du Conseil Régional d’Île-de-France, du Ministère de l’Outre-Mer, et de la Maison de l’Amérique Latine : « Une plate-forme où se rencontrent les imaginaires et les écritures du monde, un espace où se dit la créolisation, un observatoire des pas imprévisibles de la mondialité, et des incidences multiples et inattendues, des métamorphoses et des utopies des humanités contemporaines »(présentation site numérique). Une multitude de réalisations et de projets vont voir le jour. Tous témoignent, sous l’impulsion donnée par l’écrivain, de cette « Nouvelle Région du monde » en Relation qu’il souhaitait y voir incarnée, et qu’il définissait dans son ouvrage éponyme en 2009.
En 2006 encore, le Président de la République Jacques Chirac, lui confie la mission d’élaborer un Centre National consacré à la Traite et à l’esclavage, en prévision duquel il publie en 2007 Mémoires des esclavages (chez Gallimard), mettant en lumière l’importance d’une entreprise mémorielle collective autour de la Traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions.
Avec son manifeste Tous les jours de Mai, … Pour l’abolition de tous les esclavages, paru aux éditions numériques de l’Institut du Tout-Monde en 20088, il réaffirme son engagement pour un rassemblement des mémoires, et une poétique de la Relation des humanités : « Les mémoires des esclavages ne cherchent pas à raviver les revendications ou les réclamations avant toute chose. Dans le monde total qui nous est aujourd’hui imposé, la poétique du partage, de la différence consentie, de la solidarité des devenirs naturels et culturels […] nous incline vers un rassemblement des mémoires, une convergence des générosités, une impétuosité de la connaissance, dont nous avons tous besoin, individus et communautés, d’où que nous soyons. Conjoindre les mémoires, les libérer les unes par les autres, c’est ouvrir les chemins de la Relation mondiale. »
En 2009, Glissant publie son dernier essai, Philosophie de la Relation, sous-titré Poésie en étendue, et comme ultime ouvrage, La terre, le feu, l’eau et les vents – Une anthologie de la poésie du Tout-monde, en 2010.
« Le poème (….) est toujours à venir. C’est pourquoi nous vivons quelques visions prophétiques du passé, en même temps que nous consentons aux imprévus d’ici là et de maintenant. C’est-à-dire que cette route au long de laquelle les foules des poèmes du monde vantent leurs stèles, nous l’éprouvons bruissante, parfois nous la parcourons dans les cris et les démesures, mais qu’en même temps nous voyons qu’elle mène, à la fin, Rutebeuf ou Gilbert Gratiant ou Estella Morente ou Georges Brassens, au silence le plus uni, où chacun se trouve et s’estime »
Source : Wikipedia