La Martinique touchée par des « émeutes populaires » importantes les 20, 21 et 22 décembre 1959.
Déclenchées par un banal accrochage routier à Fort-de-France entre un Martiniquais noir et un métropolitain blanc, elles manifestaient un état de tension et de frustration latente, treize ans après la départementalisation de la Martinique. Trois jeunes Martiniquais y trouvèrent la mort ainsi qu’un sous-lieutenant de la Gendarmerie qui succombe à ses blessures quelques mois plus tard. Par ailleurs, des témoins affirment qu’un policier a également été tué, sans que cela n’ait jamais pu être avéré, bien que cela reste plausible car la mort du gendarme n’a jamais été communiquée par l’État.
Lire : Les « émeutes de décembre 1959 en Martinique » le rapport de Benjamin Stora
Le terme « émeutes», qui appartient en général au langage de l’État, est repris ici par la mémoire collective, au pluriel, comme si chaque journée était distincte l’une de l’autre. Il est employé au moment des faits par les manifestants comme par les autorités ou la presse. Parler de «soulèvement populaire» implique un processus spontané, sans préparation antérieure (on parlerait sinon d’insurrection populaire)
Les émeutes de décembre 1959 à Fort-de-France
Alors que la Martinique s’apprête à fêter Noël 1959, Fort-de-France est le théâtre d’une révolte populaire née d’un banal accident de la circulation. Trois jeunes manifestants sont tués.
En ce dimanche du 20 décembre 1959, les habituels promeneurs arpentent l’allée des Soupirs, place de la Savane. Sous le kiosque, un orchestre répète. Devant le bar du Central Hôtel, Frantz Moffat, un docker, revient du stade où il a assisté à un match du Club Colonial. Avant de rejoindre ses amis, il gare son scooter, une belle Vespa. Par une fausse manoeuvre, un automobiliste, un pied-noir fraîchement installé dans l’île, renverse l’engin. Il ne s’arrête pas, mais le docker est alerté par un passant. Le motocycliste a le temps d’agripper le volant de la voiture du fautif.
Deux ou trois coups de poing plus tard, les deux hommes se réconcilient et scellent l’incident au bar.
Entre-temps, un imposant groupe de promeneurs, dont de nombreux appelés martiniquais du contingent, en permission, commentent l’incident sur un ton vif.
Un consommateur du bar, témoin de l’incident, se montre inquiet devant ce rassemblement. C’est le trésorier de l’Association des anciens d’Afrique du nord. II alerte les C.R.S.. Lorsqu’elles arrivent, les forces de l’ordre dispersent la foule sans, ménagement, avant d’être rappelés dans leur caserne du Fort Saint-Louis. La foule s’en prend alors à l’hôtel de l’Europe, où se réunissent les rares Pieds-noirs du Maroc et de Tunisie.
Des badauds et des militaires permissionnaires ripostent. L’étincelle a été allumée, le feu a pris.
À la tombée de la nuit, la savane est un champ d’affrontements entre policiers martiniquais et promeneurs, rejoints par de nombreux jeunes ; des groupes venus en grande partie des quartiers populaires de Fort-de-France affrontent les CRS.
Un télégramme, expédié dans la nuit du 20 au 21 décembre par le Secrétaire Général de Préfecture, déplore qu’un simple accident de circulation ait dégénéré en émeute. Pour la préfecture, les CRS sont directement responsables de la réaction d’une foule hostile de 300 jeunes.
Le calme est rétabli à une heure du matin.
Le lendemain les C.R.S. en patrouille sont pris à partie dans les rues de la ville. Fort-de-France vit une nuit d’affrontements.
Face à face, plusieurs dizaines de jeunes des quartiers populaires et les policiers locaux, renforcés par gendarmes. Les commissariats de Pont Démosthène et de la levée sont incendiés. Le calme revient à l’aube, mais les autorités ne peuvent empêcher des scènes de panique, notamment chez des fonctionnaires métropolitains qui veulent quitter l’île.
Le Secrétaire Général de la préfecture signale que l’ordre public est mal maîtrisé (deux morts). Il ne reste que 200 gendarmes actifs, et juge l’armée composée « d’éléments peu surs »
Deux jeunes de 16 et 21 ans, Marajo et Rosile, tombent sous les balles des policiers de corps urbain.
• Edmond Eloi dit Rosile, le lundi 21, rue Villaret-Joyeuse, derrière l’Olympia,
• Christian Marajo le lundi 21, rue Ernest Renan appelée maintenant Moreau de Jones, près du Palais de Justice,,
Mardi 22, les autorités, jusque-là discrètes, réagissent. Mais les appels au calme lancés par l’évêque, Mgr Varin de la Brunelière, le premier adjoint au maire de la ville, le Dr. Pierre Aliker, et le conseiller général du canton, le Dr. Camille Petit, restent sans effet. Le Parti communiste tient un meeting le soir au Morne Pichevin. Il y dénonce « la passivité » de la municipalité. L’effervescence redouble d’intensité dans la nuit du mardi 22. À la spontanéité des manifestants succède une relative organisation. Des cocktails molotov sont lancés contre des édifices publics, les forces de l’ordre sont harcelées par de petits groupes mobiles. Un troisième jeune homme, Julien Betzi, 20 ans, est tué au pied des 44 marches menant au morne Pichevin.
La journée de mercredi 23 sera électrique. Une dizaine de personnes sont arrêtées. Les C.R.S. et les gendarmes quadrillent le centre-ville et tirent en l’air des coups de semonce, comme pour intimider. Les commerçants baissent leurs rideaux.
À Paris, Jacques Soustelle, ministre Délégué auprès du Premier ministre, ce 23 décembre, demande par courrier officiel au ministre des Armées d’envoyer le vaisseau De Grasse à Fort-de-France, « pour ramener le calme dans les esprits » et propose l’envoi de deux escadrons de la gendarmerie mobile. Paris prend donc l’incident au sérieux et craint une dégradation du climat social et politique.
Jeudi 24 au matin, le Conseil général se réunit en session extraordinaire. Une motion présentée par le groupe communiste est adoptée à l’unanimité des 33 élus présents. Si aucun autre incident n’est à déplorer, le Noël 1959 s’annonce triste à Fort-de-France. Les émeutiers ont prouvé que l’ordre établi peut vaciller. Du coup, le gouvernement va prendre des mesures pour éviter une nouvelle explosion de violence.
La crise devient politique
La préfecture s’oppose à la diffusion de la motion à la radio, même si l’Assemblée réaffirme son attachement à la France. Le préfet par intérim craint à cet instant que la déclaration soit considérée par l’opinion comme une incitation à la prolongation de l’émeute. La nuit de Noël se déroule cependant dans le calme. Le Secrétaire Général de la préfecture demande aux forces de l’ordre de se tenir prêtes à intervenir vers les lieux stratégiques : l’aéroport, la radio, les usines électriques, les télécommunications, et le dépôt d’essence. Le jour de Noël, la situation se calme définitivement.
Une séance extraordinaire du conseil général se tient, passionnément suivie par un public qui exige que l’on aille au fond des choses. Finies les délibérations à la sauvette et le bla-bla-bla stérile qui dégoûtent les masses. Les masses réclament que l’on fasse un travail sérieux.
Le 24 décembre 1959, à l’unanimité des 34 présents, sur 36 membres (les parlementaires Césaire et Symphor sont en France) une importante motion est votée. Elle marque un tournant capital dans l’Histoire de la Martinique :
« Le Conseil Général de la Martinique, réuni en son hôtel, en session extraordinaire, le 24 décembre 1959, à l’occasion des graves évènements qui se sont déroulés depuis le 20 décembre à Fort-de-France, a voté à l’unanimité la motion suivante :
– Proteste contre la répression brutale exercée par les C.R.S. et les forces de police, répression qui a causé la mort de trois personnes et fait de nombreux blessés parmi les civils ;
S’incline devant les victimes innocentes et s’engage à indemniser les malheureux parents.
– Estime que les manifestations puissantes qui ont mis en mouvement des milliers de martiniquais, et surtout les jeunes, sont les preuves d’un mécontentement profond du peuple martiniquais. Ce mécontentement a pour cause l’arrogance et le racisme déclarés de certains métropolitains, la brutalité des C.R.S. qui sont unanimement détestés. Ces manifestations sont également une protestation contre la misère généralisée, les bas salaires, le chômage massif qui frappe surtout les jeunes, les impôts excessifs, la non-satisfaction des promesses faites par le gouvernement.
Elles sont également les conséquences du marasme économique qui ruine la production industrielle, artisanale et agricole.
– Considère qu’il convient également d’éviter l’extension de telles manifestations à travers le pays.
En conséquence, le conseil général demande :
1- Le retrait de tous les C.R.S. et des éléments racistes indésirables.
2- La libération immédiate de tous les martiniquais emprisonnés à l’occasion des derniers incidents.
3- L’application du salaire minimum interprofessionnel garanti sans abattement de zone.
4- L’abandon du projet gouvernemental d’introduire à la Martinique, pour la prochaine récolte, des milliers de travailleurs étrangers, mesure qui aggraverait le chômage et serait une véritable provocation à la misère des couches laborieuses.
5- La réduction sensible des impôts qui frappent les petites gens, artisans, petits commerçants, fonctionnaires, etc…
6- Des mesures immédiates pour lutter contre le chômage :
a. Création dans le plus bref délai d’une caisse de secours aux chômeurs alimentée par des fonds d’état ;
b. Installation d’industries nouvelles et de chantiers de grands travaux d’équipement par la création d’un fonds spécial d’investissement géré par le conseil général.
7- L’extension de tous les avantages de la Sécurité Sociale et l’application intégrale du régime des prestations et allocations familiales.
8- Diminution du prix de l’électricité.
9- Création d’urgence de centre d’apprentissage et d’écoles professionnelles, et attributions de crédits plus important à l’école publique.
Le Conseil général demande qu’un dialogue soit entamé immédiatement entre les représentants martiniquais et le gouvernement pour modifier le statut de la Martinique afin d’obtenir une plus grande participation à la gestion des affaires martiniquaises.
Le 28 décembre, le Secrétaire Général de la Préfecture envoie au Chef du gouvernement un long rapport de synthèse destiné à relativiser la crise. Il rappelle la responsabilité des CRS : « certains éléments de la population n’attendaient qu’une occasion pour prendre à partie les CRS ». Mais, le plus grave n’est pas là : les émeutiers sont pour la plupart des bandes de jeunes venus du quartier Morne Pichevin, principal îlot de pauvreté de la ville. La crise selon lui n’est pas de nature politique, puisque seul le PCM a mis de l’huile sur le feu. Selon lui le PPM d’Aimé Césaire aurait joué la carte de l’apaisement. Par contre, le Secrétaire Général de la Préfecture « craint que la jeunesse, désoeuvrée, sans emploi, désorienté, multiplie les actes belliqueux contre des représentants de l’autorité chaque fois qu’elle est provoquée . La vraie raison des troubles est l’incertitude de l’avenir pour ceux de vingt ans dont le nombre croît rapidement ».
Faisant un reportage à la Martinique en février 1960, deux mois après les incidents, Max Clos, journaliste du « Figaro », résuma ainsi l’état d’esprit des élus.
« Tous les conseillers généraux m’ont tenu le même raisonnement :
Cela va mal et nous ne pouvons rien faire ; Dans le système actuel, nos affaires son tranchées par des fonctionnaires bretons ou alsaciens, qui ne relèvent que de leur lointain ministre. La Métropole défend les intérêts des seuls »Békés » qui ont l’oreille des autorités. Le peuple martiniquais n’a aucun moyen de se faire entendre. Depuis l’assimilation, le conseil général a perdu tous ses pouvoirs. Il en est réduit à émettre des vœux pieux dont on en tient aucun compte. Nous avons trois députés à la Chambre, c’est-à-dire que leur influence est pratiquement nulle. Les Martiniquais ne peuvent plus admettre que les réformes nécessaires soient encore retardées. Nous ne pouvons pas les empêcher de penser que, si nous dirigions nos propres affaire, il suffirait de quelques heures pour bouleverser le système actuel… » (sélection hebdomadaire du Figaro, 10 mars 1960, p.5).
L’une des leçons politiques majeures des événements de décembre 1959 aura été l’émergence du mouvement nationaliste qui revendique dans un premier temps « l’émancipation de la Martinique », comme le prône l’Organisation de la jeunesse Anticolonialiste de la Martinique, l’OJAM en 1962.
Décembre 59 constitue une date essentielle de l’histoire de la Martinique : l’idée de résistance à l’oppression coloniale qui s’exprime dans la rue, avant de se formaliser, de se structurer.
C’est un élan nouveau donné à la conscience anticolonialiste, dans un contexte international de décolonisation et d’accession des peuples à l’indépendance.
Sources :
Études caribéennes
Les mouvements sociaux en Martinique dans les années 1960 et la réaction des pouvoirs publics
Laurent Jalabert