Léonora Miano à propos de « Décolonisations. Du sang et des larmes »

— par Mehdi Derfoufi, le 13 octobre 2020, sur le site « De l’autre côté » —

Mehdi Derfoufi : Je relaie ici cet excellent texte de Léonora Miano¹, qui contribue avec pertinence au débat sur les productions Blanchard.

« Signer à la pointe du zizi.

Monsieur Pascal Blanchard fulmine de rage. J’ai osé émettre à propos de son travail quelques réserves, dire qu’il serait bon que d’autres s’expriment sur la question coloniale et offrent un regard différent. La tâche ne requiert pas que l’on soit pourvu d’un zizi pour la réaliser, ne serait-il pas temps que des femmes soient financées pour s’y atteler et que, comme votre servante, elles aient des attaches subsahariennes fortes ? Avec les même moyens, j’affirme que je produirais des œuvres plus justes, plus profondes, plus utiles à l’édification de lendemains féconds.

Mais revenons à l’enragé. Une voix dissonante dans un concert de louanges, et l’ami des opprimés prend le monde à témoin de l’outrage. Est-ce parce que la critique émane des rangs de ce public supposément captif qui devrait faire la révérence et remercier ? Ne faut-il pas au contraire prendre le temps de réfléchir au fait que la dissonance vienne précisément de là ?

Non, je n’ai pas aimé les documentaires intitulés « Décolonisations – Du sang et des larmes ». Je les ai vus et même revus, France 2 les ayant fait parvenir aux invités devant débattre après leur diffusion. Une fois en studio, nous avons découvert qu’il ne serait pas possible de parler des films comme nous l’avions pensé, que l’on se bornerait à répondre aux questions prévues pour chacun des invités. Pourtant, il y avait des choses à dire, bien des interrogations sérieuses à soulever.

Le simple fait de jeter pêle-mêle les uns et les autres dans un fourre-tout intitulé « Décolonisations » est en soi problématique. Cela annonce les raccourcis qui ne manquent jamais dans les œuvres de cet acabit et promeut la négation des singularités en ce qui concerne les trajectoires historiques, les histoires françaises des peuples concernés. Peut-être les téléspectateurs hexagonaux n’y trouvent-ils rien à redire. Cependant, France 2 est diffusé en Afrique subsaharienne, et ces films ont été vus dans des pays ne disposant pas des archives permettant de réaliser de telles productions. Ces images d’autrefois devraient d’ailleurs faire partie du patrimoine à restituer aux ex-colonisés, au moins sous la forme de copies, et tomber d’office dans le domaine public afin que nul ne tire profit de photographies ou de films obtenus en situation de domination. Quoi qu’il en soit, ces archives étant pour l’heure hors de portée, c’est une fois de plus à travers le regard d’un autre qu’il fallut se voir, c’est dans une voix étrangère que l’on dut entendre sa parole supposée. À <ce propos : qui parlait, à qui, à partir de quel lieu et dans quel but ?

Il est sans doute utile de montrer combien la puissance fut mal employée, de dire que l’on fit couler le sang, que l’on humilia, que l’on spolia, que l’on fit tout pour ne pas perdre son empire. Mais qui le découvre ? De plus, la formule du tir groupé échoue devant les trop nombreuses absences. Ce sont souvent les mêmes qui ne sont pas vus, pas évoqués. Et les discours louangeurs reconduisent ce silence qu’il importe pourtant d’interroger. Pourquoi ne pas dire un mot des peuples autochtones de la Guyane française² ? Au début de l’intrusion européenne dans leur espace, on dénombrait une trentaine de tribus. De nos jours, il n’en reste que six, et la France ne quitta pas les lieux. Quel est le sens de la « décolonisation » en pareil cas ? Comment passer sous silence l’histoire des Kanaks dont le pays fut une colonie de peuplement, qui ne constituent plus que 40% de la population, si bien qu’il faudrait un miracle pour que des indépendantistes l’emportent ? Pourquoi n’avons-nous rien entendu sur les Comores, le Tchad, la République centrafricaine, le Gabon, la Mauritanie et bien d’autres pays? On voudrait savoir qui décide de la validité des récits, des présences, et si cela se fait selon des critères autres que le potentiel spectaculaire.

Car, ce à quoi nous a souvent convié Pascal Blanchard, c’est au spectacle de la déchéance des colonisés. C’est de cela qu’il fait commerce, en pornographe aguerri de la déshumanisation. Le discours qu’il propage depuis de trop longues années occupe désormais une telle place qu’il contribue à construire des ontologies victimaires et leurs opposées, l’assignation étant souvent à double tranchant. Une partie de la gauche pourrait recevoir ce reproche, celui de s’être constitué une clientèle de perdants devant toujours recourir à elle pour se défendre ou se faire entendre, d’éternels petits frères ne devant jamais atteindre l’âge de l’affranchissement, de la responsabilité.

La question se pose à nouveau de savoir qui parle, à qui et avec quelle intention ? Parce qu’il est difficile d’étreindre son prochain, de reconnaître son vis-à-vis comme son semblable, après avoir vu ces films. En particulier quand on est originaire d’Afrique subsaharienne, le seul espace dont la décolonisation soit inachevée, contrairement à ce qu’annonce le titre des documentaires. Le sang et les larmes de tous ont coulé, mais celles de la victoire, de la liberté recouvrée, sont encore à venir pour les Subsahariens francophones. Ce n’est pas un tel récit de leur histoire qui les aidera à atteindre cet objectif. Il les incarcère dans la défaite. Ayant logé la complexité de leur expérience dans un fourre-tout appelé « Décolonisations », il élabore une fiction qu’ils auraient tort d’approuver. Celui qui écrit l’histoire, qui le fait en des termes choisis par lui seul – y compris dans les témoignages recueillis –, dessine les voies de l’avenir.

Il en est ainsi, bien que la question de l’avenir s’absente de ces films. Le choix fut très virilement fait de ne s’appesantir que sur le sang et les larmes. On but l’un et les autres à en vomir. On ne retira que cela à transmettre aux jeunes générations, de quoi nourrir le ressentiment d’un côté, la culpabilité de l’autre. Les parfaits ingrédients pour alimenter la haine. Ces films permettent peut-être de savoir une ou deux choses, en cas d’ignorance absolue. Ils ne disent pas comment vivre avec cela, comment habiter sereinement son pays s’il s’agit de la France, comment ne pas occire le moindre Français venu si l’on est d’Afrique subsaharienne.

Or, c’est pour les jeunes générations que l’on doit travailler sur ces sujets, et de telle façon qu’elles ne soient accablées ni par la colère, ni par la honte. La tâche devrait donc être confiée à des personnes capables de faire plus que du racolage historique, gouvernées par d’autres principes que le compte de résultat, pour dire ce qui fut en lui restituant toute sa complexité et ses aspects sensibles.

Comment raconter des décennies d’histoire sans parler de culture, d’art, de spiritualité, de toutes ces choses qui permirent de rester debout, de se réinventer en dépit de la blessure, de sourire derrière les larmes, de congédier la haine ? Comment narrer cette histoire en 2020 et minorer à ce point les vécus féminins en tant que tels, la participation concrète des Subsahariennes aux luttes dans tous les pays concernés ? Encore une fois, le problème du tir groupé, de l’empilement des récits, des corps, du choix de celles qui auraient la parole pour représenter toutes les colonisées. Encore une fois, l’élaboration tranquille de hiérarchies et cette indifférenciation que l’on vit à l’œuvre chez les négriers. La manière de dire, on n’y prend pas assez garde, peut se révéler réificatrice. Les pratiques discursives fabriquent parfois des assignations. C’est pourquoi il est urgent que la parole et les moyens soient donnés à d’autres, que l’histoire ne soit pas toujours signée à la pointe du zizi, que le discours émane souvent du Sud.

Pour les Susbahariens et les Afrodescendants, « Décolonisations – Du sang et des larmes » présente superbement l’échec, et sans avoir à le montrer. Il suffit, pour chacun, de voir ces films et, ensuite, d’observer la réalité politique, économique, de son pays. Il suffit que l’on se remémore l’assassinat d’un Thomas Sankara, un jour d’octobre 1987, bien après les prétendues « décolonisations ». On bat en retraite devant cet examen et ce à quoi il oblige.

On se complait dans sa douleur, on trouve que c’est bien, pour une fois, que ces Français reconnaissent les horreurs commises dans nos pays. On n’a pas envie d’entendre ce qui suit : qu’ils le disent, et sur tous les tons, ne change rien. L’acte de contrition reste sans effet sur la réalité géopolitique notamment. Un seul exemple : ces films ne hâteront pas la restitution par la France des Îles éparses à Madagascar, la question n’est même pas posée. Les Subsahariens en particulier devraient se demander à qui profite la condition victimaire dans laquelle certains parmi eux se vautrent avec délices. Elle ne peut avantager ceux qui, toute puissance réduite au silence, resteront la clientèle captive de marchands pour qui l’Histoire est un spectacle certes sanglant, mais très lucratif.

Pascal Blanchard est un homme en colère. Une descendante de colonisés a osé faire des remarques négatives sur son travail, quand elle aurait dû se fendre d’un « Merci Bwana, que serions-nous sans toi », s’émouvoir de la confession des crimes coloniaux à une heure de grande écoute. Sa protestation sur Twitter, signée comme ses films à la pointe de l’organe viril, m’attaque de manière trop inélégante pour être citée ici. J’y réponds en quelques mots : de nombreuses étoiles ornent déjà mon blason et il y en aura d’autres. De ces films et d’autres, on ne saurait tirer une seule valeur humaine, aucune préoccupation éthique n’ayant présidé à leur réalisation. Cependant, pour les Subsahariens et les Afrodescendants dont ces documentaires consacrent la défaite, il y a des enseignements à tirer. Non seulement faut-il désormais s’emparer de la narration, mais il convient d’en finir avec la colonialité sous toutes ses formes.»

Léonora Miano


1. Léonora Miano est née en 1973 à Douala. Femme de lettres camerounaise d’expression française, elle a consacré d’abord une trilogie à l’Afrique avec L’intérieur de la nuit  (Plon, 2005), Contours du jour qui vient  (Plon, prix Goncourt des Lycéens 2006), et enfin Les Aubes écarlates  (2009). Ses publications en 2019 sont Rouge Impératrice, aux éditions Grasset, et Ce qu’il faut dire, à L’Arche.

2. Pour entrer dans l’histoire de la Guyane, on doit lire le premier roman de Christiane Taubira, Grand Balan, paru en 2020 chez Plon.