— Par Yves-Léopold Monthieux —
C’était à la fin des années 1970, à Fort-de-France, près de la Savane, un vendredi soir de campagne électorale. Les briseurs de conférences venaient d’être empêchés de gravir l’escalier qui conduisait au micro de Maître Valère, candidat à une élection à Fort-de-France. Celui-ci s’exprimait au premier étage de la Rotonde. J’ai retenu la phrase qu’il avait alors prononcée : « nous ne nous arrêterons pas à ces trublions qui ne comprendront jamais que la politique est une affaire d’adultes ». Ses réactions aux coups qu’il recevait n’allaient pas au-delà des répliques de ce genre et du ton modéré de l’homme politique pour qui l’élégance d’esprit était l’arme préférée. Le lundi suivant, au matin, une nuée de tracts envahissait les rues de la ville avec, écrit en gros caractères : « Valère, le candidat de la violence ». C’est comme le voleur qui crie « au voleur ! ». Toute la campagne se poursuivit sur ce ton. Cette injustice et les suivantes, plus généralement le traitement politique dont il fut la victime, ont participé de mes premières indignations politiques.
J’avais apprécié le talent de l’avocat, l’élégance de l’intellectuel, le panache de celui qui osait affronter Césaire et, bien entendu, le discours percutant quoique modéré de l’homme politique. Je me retrouvais sur les idées décentralisatrices qu’il défendait avec ses amis et confrères, Emmanuel Lucien et Emmanuel Ursulet . Ce n’est qu’à son retour en Martinique que nous fîmes vraiment connaissance. Je ne l’ai jamais désigné que par « maître Valère », n’étant pas parvenu, comme il m’y conviait, à « mettre un terme au maître ». De même, j’avais du mal, devenu son ami, à user de son surnom Sonson qu’il avait hérité de son lointain familial ou de ses vieux amis. Peut-être, avais-je voulu arrêter le temps, trop attaché à ce que Valère avait représenté pour moi à l’époque des injustices qu’il avait endurées ?
Plus tard, d’aucuns ont paru pris d’un besoin de raconter leurs faits d’armes. A la manière de ce truand qui, sous le manteau de la prescription, s’est dénoncé comme ayant été le cerveau du « casse du siècle », en 1976, à Nice. Ainsi donc, des confessions apparurent dans la presse au point que tout ce qui se disait à bas bruit a fini par être avoué, parfois sur le registre de la satisfaction et de la performance, rarement sur celui du regret. Il fallait remettre aux militants « des lames rassurantes », osa quelqu’un au cours d’une interview parue dans un hebdo. Ce vendredi soir, 9 février 2018, les connaissances du citoyen martiniquais ont dû s’enrichir grâce à la couverture médiatique de l’adieu – qui pourrait s’écrire « A Dieu » – fait à Léon Laurent Valère par Martinique Première, en particulier. En effet, si on a apprécié les images retenues pour l’émission spéciale de 20 heures, on a plus aimé encore le JT qui l’a précédée, où le propos tenu par les journalistes n’avait jamais été, sur les ondes, ni aussi clair et ni aussi vrai. Merci, pour l’Absent, à Serge Bilé et Nathalie Jos.
L’ignominie n’était pas du côté du peuple
A cette occasion, les téléspectateurs n’ont pas manqué de relever ce surprenant moment de téléréalité qu’a constitué la rediffusion de l’intervention de celui que j’ai appelé « Monsieur PPM », Camille Darsières. Celui-ci tenta d’expliquer sans rire comment la « population » foyalaise, la voix du peuple en quelque sorte, dicta aux dirigeants du PPM la conduite à tenir au cours de la campagne électorale en cours qui avait fait dire à Césaire : « la Martinique est en danger de mort ». C’est donc elle, la population, qui, selon Darsières, aurait eu l’idée de détourner cette affiche de cinéma montrant un singe descendant sur des gratte-ciel. Dans un bel ensemble, cette « population » y aurait vu l’image d’une grave menace planant sur Fort-de-France. Que diable ! Ce danger de mort était donc le risque que fît main basse sur la Ville cet homme noir, homme en noir et de forte carrure. Bref, un monstre, un vrai, sur la ville de Césaire, c’est la présentation qu’avait donnée la famille PPM rassemblée sous une autre bannière que celle de la Négritude. Il ne devait pas y avoir de quartier. Il n’y en eut pas. Mais, promis-juré, ce n’était le fait ni du chantre, lui-même, ni de l’avocat ni des préposés aux basses oeuvres. La « faute de goût » incomberait à la « population » qui aurait presque tenu la main du graphiste qui allait détourner l’affreuse affiche. Dès lors, l’affreux ne fut plus le singe dont le visage fut remplacé par celui de l’adversaire politique, avec la mention « main basse sur la ville ». Sauf que l’ignominie, elle, n’était pas du côté du peuple, mais bien du côté des cuisines. On était loin du souffle de la Négritude.
Des boutades et des silences coupables
Césaire éludera la question par l’une des boutades dont il avait le secret : « Ce n’était pas de bon goût », point barre. C’est vrai, mettre Valère dans la peau d’un singe, ça n’avait pas fait très « négritude ». Mais comme ce fut efficace ! On en jouit encore aujourd’hui, 40 ans plus tard. Cela valait bien d’attendre des années avant, non pas d’exprimer un regret, de susurrer un aveu. Une boutade, comme celle de l’affaire Jalta, « il n’était pas des nôtres », ces « nôtres » qui tenaient les piques assassines. Une boutade, comme « Mad Max », que, dans un large sourire, il prit soin de traduire pour la population : « Max le Fou ». Le mot ne valut pas que pour Max Elizé, lequel ne fut pas le seul blessé ce soir-là, à Volga-Plage. Un policier qui avait reçu des blessures qui ne lui étaient pas destinés en perdit la vie quelques mois plus tard. Quant à la boutade sur le combat de coqs, elle allait précéder la pause d’une benne à ordures à ciel ouvert sous la fenêtre de cet artisan coiffeur, qui en mourut, peut-être, lui aussi. Valéry Giscard d’Estaing, le coq défaillant de la veille, s’était arrêté à son atelier lors de sa remontée à pied de la route de la Corniche.
Le brave homme, qui devait sans doute voter Césaire, n’avait pas mesuré les dangers encourus en accueillant chez lui le président de la République français à qui il offrit à boire. Une eau de Didier bue à même le goulot, s’en souvient-on. Il en perdit ses clients, chassés par l’odeur nauséabonde et la stigmatisation dont il avait fait l’objet. Il n’est pas sûr que son décès survenu quelques mois plus tard n’en fût pas la conséquence. Une boutade, ou un simple haussement d’épaules : « Qu’est-ce qui lui arrive ? », grommela le maire en entendant cette fameuse invitation faite aux Européens à faire leurs valises. Une boutade, ou simplement le silence, face à toutes ces mises en effigies d’adversaires politiques qui font, aujourd’hui encore, la réputation du système.
Des circonstances où le poète aurait pu condamner les abus du système PPM, la liste serait longue : on ne connaît pas d’exemple où il l’ait fait. Certes, si la lettre de la Négritude a souvent été évoquée, son esprit n’a pas toujours soufflé sur la Ville. Plus que tout autre, Léon Laurent Valère en fit les frais. Mais l’épreuve n’est-elle pas le destin du juste ?
Fort-de-France, le 13 février 2018
Yves-Léopold Monthieux