— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Parus récemment à Port-au-Prince, deux articles ont retenu l’attention des enseignants et des linguistes : « Haïti-Enseignement : près de 7 années passées à étudier pour rien l’anglais et l’espagnol à l’école » (Le National, 9 octobre 2019), et « Enseignement des langues : le système tient à ce que les apprenants réussissent aux tests d’évaluation » (Le National, 16 octobre 2019). L’idée centrale du premier article est bien résumée dans le titre et cible les difficultés chroniques et systémiques de l’apprentissage de l’anglais et de l’espagnol au cycle secondaire et au 3e cycle de l’École fondamentale, tandis que le second article renvoie à l’idée d’une surreprésentation de la réussite scolaire au détriment de l’acquisition de la compétence linguistique des élèves. Les deux articles ont le mérite de remettre en lumière l’inadéquation des méthodes d’apprentissage qui n’ont pas jusqu’ici fait l’objet d’une évaluation scientifique exhaustive.
Ces deux articles renvoient implicitement à une problématique plus large, celle de la toute relative et combien parcellaire connaissance de la réalité de l’enseignement des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, et également celle de l’apprentissage, au cycle secondaire et au 3e cycle de l’École fondamentale, des langues sœurs régionales que sont l’espagnol et l’anglais. Il y a lieu de rappeler, à ce sujet, qu’aucune institution nationale –notamment l’Institut haïtien de statistiques et la Faculté de linguistique appliquée–, n’a encore conduit à l’échelle nationale une vaste enquête démolinguistique et sociolinguistique sur l’enseignement des langues en Haïti. En dépit de son importance première dans l’acquisition des savoirs, la connaissance de la réalité de l’enseignement des langues au pays est donc plutôt lacunaire et la plupart du temps elle repose sur des observations individuelles empiriques sans lien connu avec la didactique des langues.
Malgré ces grandes lacunes sur le plan théorique comme sur celui de l’observation scientifique ordonnée, plusieurs enseignants-chercheurs se sont efforcés ces dernières années d’éclairer la connaissance de la réalité de l’enseignement des langues au pays. C’est le cas du linguiste Benjamin Hebblethwaite et du philosophe Michel Weber auteurs de l’étude « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien » (Dialogue et cultures 58 / 2012) ; c’est également le cas du linguiste Renauld Govain auteur des études > « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti> »> (Contextes et didactiques 4/2014) et de « La situation du français à l’université en Haïti » (Le français à l’université – Bulletin de l’AUF, 19-04 | 2014). Pour sa part le linguiste et didacticien Fortenel Thélusma a publié deux ouvrages, l’un consacré à « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions », C3 Editions, 2016, le second ayant pour titre « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives », C3 Editions, 2018. Auteur de huit manuels scolaires dont le titre générique est « Mon nouveau manuel de grammaire française », Fortenel Thélusma a également publié > « Le français langue seconde en Haïti et la mise à niveau en français à l’université : où en est-on aujourd’hui ? >», septembre 2018, et > «> Le français langue seconde en Haïti : enjeux et perspectives >», octobre 2018.
En l’absence d’une vaste enquête démolinguistique et sociolinguistique sur l’enseignement des langues en Haïti, ces publications ont le grand mérite de permettre de mieux appréhender sinon de mieux comprendre la problématique de l’enseignement du créole et du français sous l’angle particulier de la compétence linguistique des apprenants.
À notre connaissance, aucune donnée analytique d’envergure portant précisément sur l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol dans les écoles haïtiennes n’a été publiée ces quarante dernières années par une institution haïtienne. Les données empiriques individuelles auxquelles se réfère l’article « Haïti-Enseignement : près de 7 années passées à étudier pour rien l’anglais et l’espagnol à l’école » (Le National, 9 octobre 2019) semblent être les mêmes à travers le temps : il s’agit d’un enseignement traditionnel et archaïque dispensé, règle générale, par des professeurs sous qualifiés et non détenteurs d’une certification didactique. Au plan de l’analyse des manuels scolaires, des éventuels programmes d’études et des résultats obtenus, il serait sans doute éclairant de comparer l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol dans les écoles haïtiennes et celui dispensé par l’Institut haïtiano-américain pour l’anglais et par l’Institut Lope de Vega pour l’espagnol. On notera toutefois que l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol dans les instituts de langues fréquentés par de jeunes adultes ne répond pas aux mêmes objectifs pédagogiques que celui du créole, langue maternelle, et du français langue seconde dans les écoles dont la clientèle est composée d’écoliers.
Hormis les études citées des linguistes Benjamin Hebblethwait, Renauld Govain et Fortenel Thélusma, il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux de recherche portant précisément et de manière systématique sur l’enseignement du créole et du français à l’échelle nationale. Ainsi, nous ne savons pas le nombre de professeurs dédiés à cette tâche, le nombre d’élèves inscrits à des cours de créole et de français, et nous ne sommes pas non plus renseignés sur le niveau de qualification didactique des enseignants de langues. Mis à part les « directives pédagogiques » internes émises au cours des ans par le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), aucun document public du MENFP n’atteste l’existence d’un unique programme normalisé et obligatoire à l’échelle nationale ciblant l’enseignement du créole et du français dans les écoles publiques et privées. Un nombre indéterminé d’écoles enseignent le créole (Govain 2014, op. cit.) mais tout porte à croire que la plupart des écoles élaborent et mettent en œuvre leurs propres programmes d’apprentissage du français (et du créole dans certains cas) tout en s’efforçant d’offrir « le meilleur » enseignement, et les professeurs dispensent l’enseignement qu’ils jugent le plus approprié. En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés (voir Bernard Hadjadj : « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives », Education for All in the Caribbean, Assessment 2000 monograph series, Kingston, Jamaica : Office of the UNESCO Representative in the Caribbean, dans Hebblethwaite et Weber, op. cit.). Le site du ministère de l’Éducation nationale ne fournit aucun éclairage sur les mécanismes d’application et de contrôle des « directives pédagogiques » internes émises au cours des ans, de sorte qu’il est difficile de savoir le nombre d’écoles qui se plient aux exigences des « directives pédagogiques » relatives à l’enseignement du créole et du français dans les écoles haïtiennes. Dans tous les cas de figure il ne faut pas perdre de vue que l’État haïtien ne finance et n’administre qu’environ 20% du système éducatif national lui-même financé et géré à 80% par le secteur privé national et international. En effet, « Selon l’Unicef, « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques » (Unicef : « L’éducation fondamentale pour tous » (Document non daté, consulté le 17 octobre 2019).
Alors même que le site du ministère de l’Éducation nationale ne renseigne guère sur les mécanismes d’application et de contrôle des « directives pédagogiques » ponctuelles relatives à l’enseignement des langues en Haïti, la question de l’adéquation des manuels d’apprentissage du créole et du français demeure entière et mal connue. Ainsi, sauf exception, la plupart des auteurs nationaux de ces manuels ne sont pas connus pour les études qu’ils auraient menées dans le champ de la didactique des langues ou plus largement en linguistique ; et le dispositif méthodologique d’évaluation et d’homologation/recommandation de ces manuels par le ministère de l’Éducation nationale n’est pas accessible sur le site du MENFP. Quelle est aujourd’hui la typologie des manuels d’enseignement du créole et du français en Haïti ? Qui est-ce qui les choisit et selon quels critères ? Les manuels d’enseignement du français sont-ils en majorité produits en Haïti ou proviennent-ils de pays francophones tels la France et le Canada ? Les auteurs haïtiens des manuels d’enseignement du créole et du français sont-ils compétents au plan de la didactique des langues ? Ont-ils reçu une formation qualifiante et disposent-ils d’une certification du ministère de l’Éducation nationale les habilitant à enseigner le créole et le français ? Les manuels d’apprentissage du créole et du français sont-ils conformes aux « directives pédagogiques » du ministère de l’Éducation nationale relatives à l’enseignement en Haïti ou s’inspirent-ils d’une autre vision ? La production de ces manuels est-elle financée partiellement par l’État haïtien et/ou par des instances internationales ? Du programme général de financement des manuels scolaires par l’État haïtien, quel est le pourcentage réservé aux manuels d’apprentissage du créole et du français ? À ce chapitre, on notera que « (…) [le] survol du programme de subvention des manuels scolaires oblige à faire les constats suivants: 1) après 25 années d’existence, ce programme n’a jamais fait l’objet de la moindre évaluation; ministre après ministre on s’est contenté de le reconduire en y imprégnant sa marque personnelle; 2) on y décèle une absence chronique de rigueur et de continuité dans les objectifs pédagogiques et programmatiques; 3) les besoins en matériels pédagogiques d’enseignement du et en créole n’ont jamais fait l’objet de la moindre attention; 4) après 25 années de financement pour l’alimentation du marché en disant répondre à la demande, le système éducatif dans sa totalité souffre encore d’un manque chronique de manuels scolaires en termes aussi bien qualitatif que quantitatif. » (Charles Tardieu : « La question de l’aménagement linguistique vue des expériences d’un formateur doublé d’un éditeur », 15 décembre 2017).
L’enseignement du créole et du français dans les écoles haïtiennes est donc sous-dimentionné et incompétent en raison de l’inadéquation des programmes et des manuels scolaires et de la non qualification de la plupart des enseignants qui ne disposent pas d’une formation spécifique en didactique des langues. À ces obstacles structurels majeurs s’ajoute le lourd déficit de leadership de l’État haïtien en matière d’aménagement de nos deux langues officielles.
En effet, au jour d’aujourd’hui, l’État haïtien ne dispose toujours pas d’une politique linguistique éducative issue d’un énoncé de politique linguistique nationale > (là-dessus, voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique >», Le National, 30 novembre 2017). À l’heure actuelle, l’un des principaux défis de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique est précisément l’élaboration et la mise en œuvre de sa politique linguistique éducative. Dans le cas d’Haïti où aucune législation linguistique d’envergure nationale n’a été adoptée depuis la réforme Bernard de 1979, la politique linguistique éducative devra obligatoirement découler de l’énoncé de politique linguistique nationale. Cette politique linguistique éducative comprendra un énoncé spécifique et des mesures administratives contraignantes visant l’ensemble du système éducatif national dans ses deux composantes, le secteur public (20%) et le secteur privé (80%). Elle s’attachera à définir le statut et le rôle des deux langues officielles du pays, le créole et le français, dans la totalité du système éducatif depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement fondamental, technique et universitaire. Elle sera aussi le lieu de l’élaboration de mesures spécifiques relatives à la didactique du créole et à la didactique convergente créole-français. Pareille problématique n’est pas nouvelle au pays : l’IPN (Institut pédagogique national), principal concepteur de la réforme Bernard de 1979, avait élaboré d’intéressants outils de travail dans ce champ. Mais trente-huit ans après sa mise en œuvre, un bilan approfondi de cette réforme tarde encore à être produit par l’État haïtien. Le seul bilan analytique global de cette réforme semble être l’« Évaluation de la réforme éducative en Haïti : rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti », par Locher, Malan et Pierre-Jacques, 1987 – Genève : miméo ; document répertorié dans la bibliographie du livre « Le pouvoir de l’éducation » de Charles Tardieu, Éditions Zémès, 2015, p. 328).
Le fait que l’État haïtien ne dispose toujours pas d’une politique linguistique éducative représente certainement un obstacle de premier plan en matière d’aménagement linguistique en Haïti. Toutefois l’on peut avancer avec certitude que la question de l’aménagement linguistique n’est pas un ovni inconnu au ministère haïtien de l’Éducation. Ainsi, un document du ministère de l’Éducation nationale ayant pour titre « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » a été publié aux Ateliers de Grafopub en 2000 (voir le bilan de Fortenel Thélusma : « Analyse d’une étude commanditée par le MENJS en 1999 : « Aménagement linguistique en salle de classe », juillet 2017). Dix-neuf ans après sa parution, les recommandations de ce rapport de recherche, demeurées sans suites connues du public, sont d’une réelle actualité.
En matière d’enseignement des langues et d’aménagement linguistique, l’État haïtien continue pourtant de naviguer à vue et sa plus récente initiative annonce son entrée dans un cul-de-sac. En effet, son « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » –document de faible amplitude théorique et programmatique–, comporte d’énormes lacunes, notamment en ce qui a trait à l’aménagement linguistique. Comme nous l’avons analysé dans notre article paru dans Le National du 31 octobre 2018, « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative >», les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale ne formulent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national. Au niveau des « Orientations stratégiques » du « Plan décennal…», la question linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier : l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminé dans les considérations générales du document… Ce constat illustre le fait que le ministère de l’Éducation nationale n’est que peu préoccupé par la dimension linguistique de l’enseignement en Haïti. Il s’est ainsi révélé incapable, dans un document de 96 pages préparé par des spécialistes en éducation, d’analyser et de proposer une vision articulée de la question linguistique haïtienne dans ses rapports étroits avec l’enseignement au pays, tous cycles confondus.
Il faut ici rappeler qu’« une politique linguistique éducative correspond à la composante particulière d’une politique linguistique [nationale] dont le domaine d’application concerne spécifiquement l’enseignement des langues », la didactique des langues, le statut et les fonctions des langues officielles dans le système éducatif, ainsi que l’ensemble des directives administratives ciblant l’application de l’énoncé de la politique linguistique éducative (Revue des étudiants en linguistique du Québec : RELQ/QSJL, vol 1 no 2, printemps 2006). La politique linguistique éducative recouvre donc la vision linguistique et l’ensemble des moyens institutionnels mis en oeuvre par l’État dans ses interventions de nature linguistique dans le champ éducatif.
Montréal, le 21 octobre 2019